Publié il y a 2 mois - Mise à jour le 29.01.2024 - Propos recueillis par Boris de la Cruz et Abdel Samari - 10 min  - vu 7274 fois

FAIT DU JOUR La procureure de la République de Nîmes : "Dans le trafic de drogue, les codes ont bougé"

La procureure de la République de Nîmes

- Photo Abdel Samari

"Les jeunes embauchés pour quelques milliers d'euros sont disposés à tout. Y compris à tuer."

Cécile Gensac est la procureure de la République de Nîmes depuis septembre 2022. En un an et demi, elle a dû faire face à l'accroissement des violences intrafamiliales, l'explosion de la délinquance sous fond de trafic de drogue dans son ressort de Nîmes et Bagnols. Et trouver les moyens de répondre aux problématiques de sécurité routière dans le département. Interview bilan en ce début d'année 2024.

Objectif Gard : Le trafic de stupéfiants et le règlement de compte à Nîmes ont gangrené l’année 2023. Que pouvez-vous nous dire à ce stade ?

Cécile Gensac, procureure de la République de Nîmes : Dans l'esprit du grand public et en matière de délinquance, évidemment, 2023 est l’année de l’accélération des faits de violences en lien avec le narcotrafic. Il y a les affaires de cet été, notamment celle du petit Fayed qui a défrayé la chronique. Cependant, il ne faut pas oublier que le lendemain, nous avons eu un autre décès et l’avant-veille des blessés. C’est un tournant car il y a eu à ce moment-là, une émotion collective qui a secoué un certain nombre de standards. Les forces se sont mobilisées plus fortement et il y a un déploiement d’effectifs avec deux incidences. D’abord pour calmer, rassurer et protéger. Ensuite, cela a pour conséquence de générer une activité judiciaire plus forte.

Est-ce que ces phénomènes imposent un changement d’organisation pour le parquet de Nîmes ?

Bien entendu, cela va nous imposer de repenser les façons de travailler pour lutter sur le spectre haut de la délinquance. Sachant que dans le même temps la Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille (JIRS) se saisit d’une partie des faits mais pas de tous. Donc nous avons quand même des avancées communes sur certains dossiers qui nous imposent d’être en synergie plus que que nous ne l’avons jamais été. La JIRS va même venir travailler avec nous sur le territoire nîmois.

Vous évoquez l’affaire Fayed qui a cristallisé les regards sur Nîmes. Mais on s'aperçoit que même après ce meurtre et le dispositif important des forces de l’ordre, le trafic de stupéfiants se poursuit dans le quartier de Pissevin de façon importante…

Il faut quand même rester réaliste. Ce trafic ne va pas s’arrêter. L’objectif de ces faits est de prendre possession pour récupérer, poursuivre et augmenter le trafic. Ce n’est pas en un jour parce qu’on met un escadron de gendarmerie que cela se règle.

La procureure de la République de Nîmes lors de notre interview dans son bureau • Photo Abdel Samari

Mais il y a une présence importante des forces de l'ordre quand même…

Les forces de l’ordre sont présentes en permanence en effet. On observe qu’assez rapidement ça se déplace sur d’autres ressorts, d’abord sur d’autres quartiers, par exemple au Chemin-bas d’Avignon. À l'échelon départemental, on a un déplacement aussi en zone gendarmerie car les trafiquants vont se mettre au vert… Nous avons aussi un sujet à Bagnols. Rappelons que s’il y a des vendeurs, c’est qu’il y a des acheteurs... Notre jeu à nous c’est de comprendre et de déterminer le plus rapidement possible : comment ils se réinstallent et comment les déstabiliser ?

Vous avez conduit une vaste opération à Pissevin en novembre contre les trafics. Plusieurs personnes ont été interpellées. Quel bilan deux mois plus tard ?

L’opération dont vous parlez du mois de novembre a conduit au placement en garde à vue de 23 personnes. À la présentation de 17 personnes et un certain nombre de placements sous contrôle judiciaire et quelques placements en détention. J’ai décidé de faire appel car j’estime que pour les contrôles judiciaires a minima, les individus ne devraient plus avoir le droit de retourner à Pissevin. De mon point de vue, pour bon nombre, ce n’est pas en liberté que l’on doit être mais en détention afin de mener à bien le démantèlement de ces réseaux. Cette opération témoigne surtout de notre volonté de s’attaquer à une structuration locale du trafic que j’appelle le spectre moyen. Ainsi on va récupérer des gens qui continuent à œuvrer pour ce trafic, qui sont en lien direct ou indirect avec ce qu'il se passe ailleurs.

On constate aussi une nouvelle forme de vente notamment par des livreurs sur Internet…

Oui, tous les codes ont bougé. Avant, il y avait un lieutenant, des exécutants jusqu’au petit. Ça existe toujours la répartition des rôles mais il y a désormais des rôles attribués en fonction de l'ancienneté. La caractéristique aujourd’hui même si c'est le cas depuis déjà un certain temps, c'est le trafic international. D’où viennent les gens ? D’un peu partout en France voire de l’étranger sous forme de recrutement. Comment travaillent-ils ? En CDD sur quelques semaines, sur un ou deux mois ? En étant hébergés sous forme d'Airbnb ou logement organisé ?

Ils sont recrutés par Internet ?

Oui, sur les réseaux. Pour arriver de Lille ou d’Espagne, ce sont les réseaux qui recrutent partout. Ce sont d’ailleurs là nos difficultés d’enquête qui nous amènent à aller bien au-delà du milieu que nous connaissions avant. Les gens sont récupérés à la petite semaine, ils ont pour certains un lien avec la délinquance marseillaise. Ce n’est pas un scoop de le dire, Marseille a déplacé une certaine emprise de terrain vers le territoire nîmois. Ce qu’ils avaient pu faire il y a quelques années à Arles. La crainte aussi, contrairement au milieu d’avant, ce sont les délinquants qui n'ont pas les codes et sont finalement prêts à faire à peu près n'importe quoi, sans maîtrise ni de ce qu’ils vont faire ni des conséquences. Et on le voit sur les profils de ces jeunes embauchés pour quelques milliers d'euros, ils sont disposés à tout. Y compris à tuer. Et certains n’ont absolument pas le réflexe de se dire “Non je ne vais pas faire ça”.

​​Votre collègue, le nouveau procureur de Marseille a précisé qu’il pense que le milieu marseillais essayait d’avoir une mainmise sur le milieu nîmois, vous pensez que c’est le cas ?

C'est certain qu’une partie du milieu marseillais veut essayer d'appréhender et de s'insérer dans le trafic de certains territoires.

Parce que Nîmes rapporte beaucoup ?

Oui, ça rapporte. Le chiffre d'affaires quotidien sur Pissevin est de 20 000 €, Chemin Bas et Valdegour, 10 000€. Il y a des enjeux financiers, c'est certain. À Nîmes en tout, ça fait 70 000€ par jour.

Avez-vous une inquiétude du fait que les déploiements de forces mobiles vont s'arrêter à la fin du mois de janvier ? Est-ce qu’il y a un risque d’une reprise des tensions ?

Je ne suis pas là pour m’inquiéter des décisions prises par le préfet. J’organise mes effectifs et les stratégies d’enquête en fonction du territoire. Je ne souhaiterais pas que par la mise en place de certains dispositifs, l'on revienne à une succession de tirs, de blessés et de gens traumatisés. Je travaille énormément notamment depuis le mois de juillet avec différents partenaires qui ont tous vocation à intervenir pour que la situation ne redevienne pas comme en 2023 et pour faire en sorte que la reprise du territoire ne se fasse pas par la délinquance mais par les habitants du quartier.

la sécurité est importante, mais je travaille plutôt dans l’invisible

Est-ce réaliste ? Sans force de sécurité, les délinquants vont reprendre du terrain non ?

Probablement que la sécurité est importante, mais je travaille plutôt dans l’invisible. Les CRS et les gendarmes ramènent du stupéfiant, des armes, j'en assure une exploitation judiciaire. Je ne vous cache pas que je suis très préoccupée aussi de ce qu’il se passe à Bagnols-sur-Cèze, on parle de Nîmes mais il ne faut pas oublier que je couvre une autre partie du territoire et qu'honnêtement c’est exactement le même combat à Bagnols avec moins d’effectifs en matière de police judiciaire. Mais mon combat en ce début d’année 2024, c’est d'absorber la réforme de la police judiciaire pour ne pas perdre les moyens que nous mettons en œuvre pour lutter contre cette délinquance. C’est très important car en réalité, les services de police et de gendarmerie ont reporté une partie du travail sur la petite délinquance du quotidien, la petite plainte pour travailler sur ces réseaux qui créent de graves atteintes à la vie et à la sécurité publique générale. Mon souci est celui-ci : quel que soit le changement de la configuration du terrain, comment on transforme la façon d’agir.

Est-ce qu’il y a d'autres délinquances qui vous posent problème à Nîmes en dehors du trafic de stupéfiants ?

On est très préoccupé par tout ce qui relève de la fraude, notamment dans les épiceries. En matière de santé publique mais également d’environnement, nous restons très préoccupés par le protoxyde d’azote. Et bien sûr la sécurité routière, c’est quelque chose qui me tient à cœur sur un département très impacté par le nombre de décès et de blessés graves. Un blessé c’est a minima trois, quatre proches qui vivent un véritable enfer. Enfin, la fraude à certaines taxes qui sont dues à l’État, la fraude avec le travail illégal, c’est un vrai combat.

Vous avez parlé du protoxyde d’azote, vous avez démantelé des affaires intéressantes ?

Sur le protoxyde d’azote il y a eu des découvertes importantes. C’est un vrai sujet de santé publique. C’est aussi un gros sujet environnemental, car le gaz à l’intérieur peut causer des conséquences dramatiques pour la planète. Il est très nocif pour la couche d’ozone. Donc, nous avons intérêt à les identifier et à les mettre à part pour pas qu’elles soient jetées n'importe comment. Mais le circuit de récupération coûte cher. 15 euros par bonbonne. En France, seulement deux entreprises sont habilitées pour les détruire. Imaginez le coût pour les collectivités territoriales et la difficulté d'envoyer ces bonbonnes dans le Nord ou vers Lyon où sont localisées ces entreprises. C’est un vrai problème. Au niveau du Gard, il y a aujourd’hui des dizaines de milliers de bonbonnes stockées par les collectivités territoriales car elles sont chargées des déchets.

La procureure de la République de Nîmes lors de notre interview dans son bureau • Photo Abdel Samari

Peu de gens le savent, mais vous êtes aussi en charge d’un pôle régional « environnement » au sein de la Cour d’appel. Tous les problèmes d’environnement importants et complexes sous donc sous votre autorité ?

À partir du moment où cela va relever d’une certaine complexité et technicité, c’est effectivement le pôle de Nîmes qui intervient sur les quatre départements du ressort de la cour d'appel de Nîmes. 

Combien avez-vous d'affaires ?

Six ou sept. J’ai des atteintes à la pollution de l’eau et des sols, des atteintes à la faune et la flore. En matière environnementale, trois mots sont importants : éviter, réduire et compenser. Ce qui veut dire qu’on a un changement de paradigme sur notre façon de travailler au judiciaire. Éviter, c’est intervenir le plus en amont possible pour que ça ne se passe pas. C’est ce que je déploie à l’attention des élus en matière d'urbanisme. Plutôt que d'essayer de faire déconstruire des choses qui sont construites depuis 30 ans, si nous commencions par éviter les constructions nouvelles, nous serions plus efficaces. Réduire, c’est amoindrir l’impact environnemental négatif. Par exemple, diminuer et arrêter la pollution mais ça ne suffit pas en environnement. Il faut compenser. Tout ce qu’on a détruit, il faut qu’on en calcule les incidences et qu’on les répare. Ce n’est pas si simple.

En matière de sécurité routière, on entendait chez vos précédesseurs mais aussi les préfets : « nous avons tout fait, nous avons plus de solutions. » Vous partagez ?

Alors non, personnellement je ne suis pas du tout partisane du “on a tout fait, on a plus de solutions”.

Les Gardois naturellement sont de mauvais conducteurs ?

Les Gardois sont des conducteurs qui conduisent sur un territoire. Quelles sont les spécificités du territoire ? C’est un territoire varié avec des zones montagneuses, avec des routes qui sont particulièrement accidentogènes quand on est traditionnellement sur des nationales ou des départementales entourées de platanes. Ce qui m’intéresse ce sont les causes afin de trouver des solutions. Ce qui est marquant, ce sont que les accidents sont un peu partout et à tout moment. La partie où on peut vraiment agir facilement, ce sont les contrôles. Donc nous en faisons de nombreux. Particulièrement sur des conducteurs ayant consommé de l’alcool ou des stupéfiants aux horaires festifs ou post-festifs sur certaines zones. Et là, on doit adapter les zones de contrôle au rythme de vie de celui qui conduit de façon dangereuse notamment après avoir bu.

Nous on contrôle et on sanctionne

Et la vitesse est aussi l'un des enjeux de sécurité routière ?

La vitesse n’est pas un problème spécifique au Gard. Bien sûr que c’est un problème ici mais c’est réducteur de dire que c’est la seule cause de l’accident. La vitesse va constituer une aggravation au contexte de l’accident. Mais, c’est aussi généralement un comportement quand on est plus tout à fait dans son état normal. On se met à conduire très vite parce qu’on se pense invincible. Et celui qui se met à rouler très vite est généralement sous l’emprise de stups et/ou d’alcool. Même si ça existe encore des gens qui roulent très vite sur la nationale pour aller au travail comme nous le prouve un contrôle récent. Ce qui est certain, c’est qu’il a un coup d'arrêt à donner pour un certain nombre de comportements. À un moment donné les gens doivent comprendre que rouler après avoir consommé, c’est la meilleure façon de créer du danger pour les autres, et pour soi.

On est d’accord pour le coup d'arrêt mais concrètement on fait comment ?

Nous on contrôle et on sanctionne. Depuis plusieurs mois, il y a de plus en plus de contrôles. Je crois vraiment au contrôle de bord de routes. En réalité, les statistiques ont quand même démontré que lorsqu'il y a du bleu sur le bord de la route, le nombre de morts annuels diminue largement et les gens lèvent le pied largement. 

Vous avez ouvert une enquête contre un élu de la ville de Nîmes, Monsieur Flandin, où en sommes-nous de cette affaire ?

L’enquête est en cours. Je n’ai pas de commentaire à faire.

Cela fait un an et demi que vous êtes maintenant à ce poste à Nîmes, est-ce que vous vous y plaisez ?

Énormément. Il y a de beaux enjeux. C’est un département passionnant, riche de diversité. Il y a beaucoup de choses à faire, il y a des gens sympathiques et volontaires et honnêtement c’est un territoire très accueillant. Je m’y plais énormément.

Est-ce qu’il y a un peu de frustration, par des moyens qui sont parfois limités ?

Des frustrations ? Mais j’ai dix idées la nuit, je ne peux en faire qu’une par jour, j'ai neuf frustrations en 24 heures. Après il y a aussi un bon chantier que je continue de développer c’est les relations avec les élus, c’est très important pour moi. Puis, la protection des forces de l'ordre, mais aussi la protection de l’autorité globalement. Puis, une meilleure compréhension sur le fonctionnement judiciaire qui est parfois opaque. Donc nous essayons d’être présents à leur côté pour pouvoir les orienter dans toutes les difficultés du quotidien. Et puis pour les protéger aussi.

Propos recueillis par Boris de la Cruz et Abdel Samari

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