SCANDALES DE L'ÉTÉ Le massacre des Italiens d'Aigues-Mortes
Août 1893, Aigues-Mortes est le théâtre de violences meurtrières dirigées contre des immigrés italiens embauchés aux Salins. Élan nationaliste ou comportement irrationnel, ce massacre causera la mort d'au moins huit travailleurs dont les coupables ont tous été acquittés.
Si l'histoire retient l'affaire Dreyfus comme le symbole d'une France fin XIXème siècle en proie à l'antisémitisme, une autre affaire volontairement étouffée annonçait déjà la couleur un an auparavant. Le 16 et 17 août 1893, à Aigues-Mortes, l'heure est à la récolte dans les Salins. Dans un contexte de crise économique qui fait naître - l'histoire est un éternel recommencement - une vague de nationalisme et d'exaltation patriotique après la guerre franco-prussienne perdue de 1870, la Compagnie des Salins du Midi revoit ses embauches à la baisse. Pourtant, ils sont plus nombreux à prétendre aux postes. Il y a les "Ardéchois", ces paysans qui ont quitté leur terre le temps d'une saison, les "Piémontais", italiens du nord, et les "Trimards", des vagabonds. Ce beau monde cohabite depuis 1856 dans les Salins d'Aigues-Mortes. Mais cet année de 1893, les 1 000 (environ) postes pour le battage et le levage du sel suscitent jalousie et rancœur pour ceux qui sont laissés sur la touche.
"Ritals" contre "Trimards". Le 16 août, alors que les équipes sont constitués de français et d'italiens, une première confrontation éclate. Les quelques Trimards retournés dans les remparts lancent une rumeur selon laquelle les italiens auraient tué trois aigues-mortais français. L'enquête certifiera plus tard que ces accusations étaient fausses, aucun français n'avait été tué. Colère et vengeance parmi ceux qui n'ont pas été embauchés et les habitants de la ville "Aux dix Portes" qui forment rapidement un groupe. Des ouvriers italiens sont rattrapés dans la cohue générale le 17 août au matin, alors que le capitaine des gendarmes, nommé Cabley, tente d'en protéger quelques-uns en les ramenant à la gare. Rattrapés par les émeutiers, ils sont lynchés en public dans la liesse générale et face aux forces de l'ordre totalement dépassés par les événements. Selon un rapport du 18 août rédigé par Léon Nadal, procureur de Nîmes : "Des pierres énormes sont lancées de tous côtés sur les Italiens (…) à chaque pas, ces malheureux laissent des victimes sans défense sur le sol. Pour échapper aux coups, les Italiens se sont couchés au sol les uns sur les autres, les cavaliers leur font un rempart, mais les pierres pleuvent, le sang ruisselle". Alors qu'une dizaine d'italiens sont mis à l'abris dans la tour de Constance, deux sont reconnus sur la place Saint-Louis et roués de coups. L'un ne se relèvera pas. Le 18 août au matin, le constat est terrifiant. Carlo Tasso, Vittorio Caffaro, Bartolomeo Calori, Giuseppe Merlo, Lorenzo Rolando, Paolo Zanetti, Giovanni Bonetto font partis des victimes. Officiellement, huit travailleurs immigrés sont morts, une cinquantaine blessés. Le corps d'une neuvième victime nommée Secondo Torchio ne sera jamais retrouvé.
Vingt-six inculpés, tous acquittés . C'est que l’événement est vite relayé par la presse nationale et internationale qui ne lésine pas sur la surenchère. 150 morts sont annoncé chez nos voisins transalpins. Une crise diplomatique se dessine, face à une Italie allié de l'Allemagne qui vient d'annexer l'Alsace-Lorraine 23 ans plus tôt. En France, l'affaire fait peu de remous, mais donne lieu à de violentes manifestations anti-françaises en Italie. Pour ne rien arranger, les vingt-six inculpés seront tous acquittés alors que les preuves sont accablantes. Sous pression des gouvernements désireux d'enterrer l'affaire, le procureur Léon Nadal ne donne aucune suite. Le conflit sera évitée et l'affaire tombera aux oubliettes. Mais l'histoire ne s'écrit pas en avance, et la guerre, ne sera pas évité quelques années plus tard.
Aujourd'hui encore, aucune plaque à Aigues-Mortes ne célèbre la mémoire de ces travailleurs, mort dans l'indifférence générale, victimes de comportements irraisonnés. Gustave Le Bon, en 1895 soit deux ans plus tard, publie un ouvrage intitulé "La psychologie des foules", où il théorise le comportement humain lorsqu'il se réunit. L'être humain serait capable, selon le docteur en psychologie social, de commettre les pires atrocités lorsqu'il est exacerbé par un mouvement de foule. Sortie de ce contexte où l'Homme s'oublie en tant qu'individu, il en vient à renier ce qu'il a pu commettre juste avant.
Étonnant retournement de situation, alors que la Seconde Guerre Mondiale est sur le point d'exploser, le 28 septembre 1938, les émigrés italiens d'Aigues-Mortes ont décidé de combattre aux côtés des français....
Baptiste Manzinali
Source pour cet article :
- La psychologie des foules, Gustave Le Bon, 1895.
- Le massacre des Italiens, Gérard Noiriel, 2010.
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