CULTURE Sophie Blancke : « J’ai vu des artistes pleurer, j’en ai vu abandonner »

Sophie Blancke
- @Sophie BlanckeLe 16 juillet 2025, le théâtre Paradise République a été fermé administrativement, interrompant brutalement la série de représentations d'artistes. Sophie Blancke, sa diffuseuse, revient sur les conséquences de cet arrêt forcé. Elle évoque avec lucidité les fragilités du Off, les conditions précaires dans lesquelles beaucoup d’artistes tentent de faire exister leurs créations, et l’importance de repenser collectivement ce festival afin qu’il reste un tremplin, et non un piège.
Objectif Gard : Sophie Blancke, quel est votre rôle en tant que diffuseuse au Festival Off ?
Sophie Blancke : Mon métier, c’est de faire tourner des spectacles en Belgique et en France. J’accompagne des artistes dans la stratégie de diffusion, la communication, les relations programmateurs et leur présence sur des temps forts comme Avignon. Je repère des artistes, je les accompagne dans leur développement, je les aide à se structurer et je fais en sorte que leurs créations rencontrent des programmateurs, des publics, des lieux. Je m’occupe de la stratégie de diffusion, des démarches, de la présence sur des temps forts comme Avignon, mais aussi du suivi toute l’année. Quand je choisis d’accompagner un spectacle, il y a deux critères essentiels. D’abord, la qualité artistique du projet, bien sûr. Mais tout aussi important à mes yeux, c’est la relation humaine avec l’artiste. Il faut qu’il y ait une vraie sensibilité commune, une confiance mutuelle. Je ne suis pas là pour “placer des produits”, je travaille avec des personnes, sur le long terme.
Quel était votre rôle cette année à Avignon, et comment s’est organisé votre accompagnement ? Quels sont les coûts ?
Cette année, j’ai accompagné deux humoristes au Festival Off d’Avignon : Sylvie VDS (La spiritualité, mon cul) et Gizèle (Gizèle Show – À poilS), qui jouaient en alternance au Paradise République à 11h. C’était ma première participation au festival en tant que professionnelle de la diffusion. Le choix du théâtre a été fait par les artistes elles-mêmes : le créneau horaire était stratégique afin d’éviter la concurrence directe, et le tarif de location, 3 200 € était abordable, ce qui reste rare à Avignon. Je n’étais pas impliquée financièrement, l’investissement global a été porté par le producteur pour Sylvie, et par Gizèle en autofinancement. Pour un seul en scène à Avignon avec une petite équipe, il faut compter en moyenne entre 10 000 et 18 000 € (mais cela peut monter beaucoup plus haut). Cela comprend entre autres la location de salle, le logement, les déplacements, la communication, l’attaché de presse, le diffuseur et le régisseur. Le but à Avignon, ce n’est pas principalement de remplir les salles, mais de rencontrer des professionnels susceptibles de programmer le spectacle ensuite. Sur une édition complète, un seul en scène peut attirer entre 30 et 60 programmateurs et déboucher sur 5 à 10 contrats dans les mois qui suivent.
Quels ont été les effets concrets de la fermeture du théâtre Paradise République ?
Le 16 juillet, la fermeture administrative du Paradise République a stoppé net les représentations. On s’est retrouvées à mi-parcours. J’estime avoir perdu entre 10 et 15 rencontres professionnelles, soit environ 3 à 5 contrats potentiels. Cela représente un manque à gagner compris entre 9 000 et 15 000 euros. Mais au-delà de l’impact financier, c’est surtout une perte de visibilité qui est difficile à rattraper. Être à Avignon, c’est montrer son travail aux programmateurs de toute la France. C’est le principal objectif de ce type de festival qui est de faire rayonner un spectacle au-delà de sa région d’origine. Et quand cette opportunité se brise en plein vol, c’est toute une stratégie qui est mise à mal.
Cet incident vous amène-t-il à poser un regard critique sur le Festival Off ?
La fermeture du Paradise République a été un choc. Mais elle soulève aussi des questions plus larges sur les failles du Festival Off. Cette année, 1 724 spectacles étaient programmés. À ce niveau-là, on frôle la saturation. Il faudra bien, un jour, poser la question d’une régulation pour ne pas noyer les artistes, les spectateurs et les pros. Il y a aussi un besoin évident de mieux encadrer les conditions d’accueil dans les théâtres : prix, sécurité, équipements, soutien à la communication… Ce sont des éléments décisifs, et aujourd’hui encore trop aléatoires. Un autre problème a impacté de nombreux spectacles cette année, dont les deux que j’accompagnais. Une erreur dans le programme officiel a placé plusieurs spectacles d’humour dans la catégorie “Expérimental”. Résultat : des spectateurs et programmateurs ne nous ont pas trouvés, pensant ne pas être concernés. En trois semaines, une erreur comme celle-là peut tout changer. Je ne remets pas en question la richesse ni la liberté du Off. Mais si l’on veut qu’il reste un vrai tremplin pour les artistes, il faudra engager une réflexion sur la régulation, la qualité, la transparence et la reconnaissance de tous ceux qui travaillent dans l’ombre, comme les diffuseurs, pour que les spectacles existent au-delà d’Avignon.
>> Relire ici l'interview de la comédienne Sylvie VDS
Cette édition m’a aussi confrontée à une autre réalité du Off : celle des artistes venus seuls, sans équipe, pour tenter leur chance. Je les ai vus tracter du matin au soir, porter leur spectacle à bout de bras, espérer remplir la salle et récupérer leur mise de départ. J’en ai vu pleurer, j’en ai vu abandonner. Ce sont des moments difficiles à vivre, qui rappellent à quel point ce festival, derrière son énergie débordante, peut aussi broyer celles et ceux qui n’ont pas les bonnes ressources ou les bons relais.
Malgré les difficultés, avez-vous pu tirer quelque chose de positif de cette édition ?
La fermeture du théâtre, aussi brutale soit-elle, m’a permis de réinvestir ce temps imprévu d’une autre façon. J’ai pu aller voir d’autres spectacles, découvrir de nouveaux univers, rencontrer des artistes. Cela m’a aussi donné l’occasion de faire du repérage, de renforcer mon réseau professionnel, d’échanger avec des programmateurs, et de commencer à préparer le festival 2026. Humainement, ce fut un festival chargé d’émotions, de rebondissements, mais aussi de très belles rencontres. C’est ainsi que j’ai eu un vrai coup de cœur pour Un autre monde, de Christelle Korichi, joué à La Scala. Une pépite, qui a fait un véritable carton pendant le festival. Nous avons décidé de travailler ensemble, et le spectacle sera bientôt diffusé en France et en Belgique.
Une autre artiste jouant également à La Scala m’a donné son accord pour la diffusion de son spectacle. Ce sont deux belles collaborations qui s’annoncent, et je suis heureuse que de cette situation difficile ait pu naître du nouveau.
Quel sens donnez-vous aujourd’hui à votre métier dans ce contexte exigeant ?
Être diffuseuse, c’est un métier de passion, mais aussi d’endurance. On est souvent invisibles, mais on tient les fils entre les artistes et les lieux. C’est un métier d’équilibre, entre intuition, stratégie et accompagnement humain. Dans un secteur culturel toujours plus précaire, on avance sans garanties, avec l’envie de faire exister des projets qui comptent. Pour moi, ce n’est pas qu’un métier, c’est une manière de défendre une certaine idée de la culture, dans laquelle les artistes peuvent rester libres, sincères et accessibles au plus grand nombre. Et le rôle que je joue dans cette chaîne mérite, lui aussi, d’être vu, compris et reconnu.