La marque Cervin a supplanté les Bas Sully. Mais savoir-faire et patrimoine restent inscrits dans l'ADN de l'entreprise à laquelle la famille Massal a donné un nom et une destinée. Dans une vallée du Rieutord qui connut jusqu'à 70 filatures, Auguste Massal a une idée originale, au sortir de la Première Guerre mondiale : imaginer des emballages dédiés à la production cévenole de bas de soie. La société est créée en 1918. Deux ans plus tard, à la mort d'Auguste, son frère Germain reprend le flambeau.
Et même plus. Car, au lieu de se limiter à emballer les bas d'autres fabriques, Germain Massal se dit que sa propre production pourrait garnir ses boîtes. Dans l'entre-deux-guerres, l'entreprise exporte déjà ses plus beaux bas sur les jambes les plus prestigieuses du monde. Et, tandis que les ventes ne baissent pas, la révolution est déjà en marche avec, en 1935, l'invention du Nylon. L'entreprise s'y adaptera, tout comme elle intégrera la nécessité de produire des collants, dès leur apparition dans les années 1950.
Pour autant, les bas n'ont pas disparu du catalogue de l'entreprise. Qui, pour continuer d'exister, est montée en gamme et s'est orientée vers le luxe avec la marque Cervin, créée en 1953. Un nom de sommet alpin suisse choisi pour rappeler le cristallin des bas produits à l'époque, ainsi que la région d'origine d'Auguste Massal. Découlant du nylon, polyamide et élasthanne (le fameux lycra) ont ensuite inondé le marché à bas coût, laissant peu de place à la production plus traditionnelle. Un premier coup de boutoir d'une forme de "fast fashion", en quelque sorte...
"La force qu'a eue Serge, explique le directeur de L'Arsoie, Marc Laurent, en évoquant le chef d'entreprise actuel, Serge Massal, c'est de prendre le système à contrepied. En disant, il y a trente ans, 'On va réintroduire ce qui se faisait du temps où le nylon existait à peine'. Alors que tout le monde misait sur la rapidité, il a fait le contraire." La soie garde une place, les bas de nylon sont réalisés à plat, "et il a conservé le tricotage circulaire de petits diamètres, avec de vrais talons", rend hommage Marc Laurent.
Un pari loin d'être gagné d'avance. "Il y a 20 ans, quand je suis arrivé, il y avait deux mois de vie dans l'entreprise, se souvient Marc Laurent. Il fallait garder la marge pour soi." Cervin abandonne la revente en magasin et décide de tout faire "en vente directe, grâce au e-business". En quelque sorte, la mise en réseau du monde a participé à la survie de l'entreprise. "On a quand même continué à travailler pour des marques. Mais on a arrêté le négoce et travaillé notre cœur de métier."
"On va s'attaquer à la lingerie de soie, début 2027, et on va frapper très fort"
"Forcément, à vouloir travailler pour de la haute valeur ajoutée, on est passé d'usine à manufacture", avance le directeur qui, en "Colbertiste", ne voit pas cela d'un mauvais œil, bien au contraire. "On est un peu les héritiers du patrimoine vivant, poursuit Marc Laurent, qui dirige une entreprise labellisée sous cette bannière. Et on ouvre d'autres possibilités. Comme la corsetterie de luxe, depuis trois ans."
"On va aussi s'attaquer à la lingerie de soie, début 2027, et on va frapper très fort. Avec des produits techniquement très élaborés, très bien faits, et des matériaux inouïs et hyper accessibles. Ce sera beau, chic, luxueux et très accessible. Au prix d'une chinoiserie vendue par une marque française. Mais avec du tissu acheté aux soyeux de Lyon, du top du top."
"On est des intégristes, obsédés par le fait que la production soit nickel. Cela relève de la pathologie. On a pratiquement atteint le souhait du fondateur du Toyotisme, relève fièrement Marc Laurent, celui du zéro défaut. Dans les deux dernières années, on a eu 0,01% de retour client... Mais cela a un coût : environ 30% de déchets en interne."
Avec la fin de la production de soie en Cévennes, 95 % de la production de Cervin se fait désormais en nylon, que ce soit les bas couture ou les collants. Une proportion qui devrait baisser un petit peu avec l'arrivée de la lingerie en soie. "D'ailleurs, on va accentuer la soie dès l'an prochain, avance Marc Laurent. On essaie de la rendre plus 'fréquentable' du point de vue graphique. On va essayer de monter en gamme chromatique, avec des techniques développées en interne. On devrait aussi faire des collants soie. Le but est que ce soit durable." Une vertu déjà prouvée pour la télévision belge, qui a pu filmer le tractage d'un véhicule par un autre, uniquement relié par un bas Cervin. Un test que d'autres bas, parfois produits en France, n'ont pas passé...
Pour l'instant, la soie de Chine transite par l'Italie et la France pour le traitement. En attendant une reprise de l'activité séricicole dans notre pays, que Marc Laurent appelle de ses vœux, afin d'avoir accès à une qualité de matière première supérieure. "Entre la soie cévenole et la chinoise, la différence est impressionnante, constate-t-il. Il y a un potentiel local et se fournir ici serait plus écologique." (*)
"Ici, en coût énergétique et en coût carbone, on est les champions du monde, plaide Marc Laurent. Notre seul trajet, c'est 80 mètres en interne." Les 25 employés de L'Arsoie Cervin travaillent à activité quasi constante. "Il n'y a plus de saisonnalité, explique le directeur général. Comme on est les seuls capables de faire de l'ultra-fin, on vend aussi l'été. Et, en soie, ce sera encore plus le cas." Noël et la Saint-Valentin restent quand même deux rendez-vous importants de l'année.
Catherine Deneuve, Rihanna et Beyoncé...
Les deux millions de chiffre d'affaires de l'entreprise satisfont totalement son directeur général, qui souhaite continuer à innover, mais ne pas grandir trop vite. "Il faut rationaliser les choses, ne pas faire n'importe quoi en qualité. Mieux vaut être grand parmi les petits qu'un petit parmi les grands." Marc Laurent se souvient que, lors du lancement de la vente en ligne, "on s'est fait ouspiller", euphémise-t-il.
Mais la marque souhaite continuer de permettre à sa clientèle "d'accéder à des produits de qualité, sans payer des sommes pharaoniques. Le but n'est pas de 'marger gras'. Mais de faire des bons produits pour satisfaire le client et continuer à avoir notre liberté. Et réinvestir immédiatement pour continuer le paradoxe, entre l'usage de machines anciennes et les techniques d'aujourd'hui."
Car, à côté des "perles de techniciennes qu'on a ici" - et des "compétences qui étaient sur le point de disparaître" - l'entreprise continue de sauver de vieilles machines à tisser. Deux sont déjà classées monument historique, une troisième a été "sauvée, elle sera opérationnelle en 2026". À travers ses choix, l'entreprise montre aussi son attachement au territoire. Et confirme qu'elle n'a aucune intention de se délocaliser.
Rihanna a bien trouvé le numéro de téléphone et contacte désormais l'entreprise en direct. La localisation de la manufacture n'a pas non plus rebuté la fidèle cliente Catherine Deneuve, au fil des années, ni empêché les commandes régulières de Beyoncé. "Il faut garder la mémoire du lieu, abonde Marc Laurent. Rester ici concourt à l'histoire, à la genèse du lieu. Chaque fois qu'on a des visites, les gens sont enthousiastes de faire un saut dans le temps."
Cervin sait aussi vivre avec le sien. En plus de la vente en ligne, l'entreprise réfléchit à quelques "mini-corner" éphémères dans les capitales mondiales de la mode, de Paris à New York, en passant par Londres, Shanghai ou Milan. Tout en gardant les pieds ancrés dans les Cévennes. "Bien sûr qu'on s'attache aux Cévennes, avoue ce Gardois de la rive maritime, qui ne quitterait pas sa Méditerranée pour autant. Le Cévenol est dur à la tâche, c'est un résistant. Serge a d'ailleurs ce caractère." Une valeur familiale qui n'est sans doute pas pour rien dans le maintien - et le développement - de l'Arsoie sur les bords du Rieutord.
(*) À propos du retour potentiel de la soie en Cévennes, articles à retrouver ici et ici