DOSSIER Philippe, Christophe, Teresina… Qui sont les résidents du carré 10 E ?

Plusieurs tombes portent des plaques déposées par les familles. « L’indigence c’est juste des personnes dépourvues de ressources pas forcément de famille, indique Marion Bufante, directrice territoriale des pompes funèbres PFG pour le Gard et les Bouches-du-Rhône. L’achat d’une plaque n’implique pas des milliers d’euros ou cela peut être fait par la suite. » La Ville de Nîmes a passé un contrat avec PFG pour les obsèques des indigents.
- Sabrina RanvierSuite de notre fait du jour publié ce matin à 7h. Objectif Gard a enquêté pour savoir qui sont les résidents du carré 10 E ? Une manière de rendre hommage à ces anonymes à l'occasion de la Toussaint.
Réserve de chasse en Afrique
L’aventure c’était la passion de Philippe. Né en 1961 à Vic-en-Bigorre, dans la fraîcheur des Hautes-Pyrénées, il a disparu à 58 ans dans la chaleur nîmoise en juillet 2019. Sur sa tombe, une seule plaque : « Clin d’œil de ses amis du haut-Chinko ». Eléphants, buffles, chimpanzés, lions… Le Chinko est une réserve naturelle, protégée par une ONG. Elle se situe en Centrafrique. Entre 1970 et 1997, le haut-Chinko a été une réserve de chasse gérée par un Français, Daniel Henriot. C’est lui qui, avec deux amis, a fait poser la plaque sur la tombe de Philippe.
« J’ai appris par hasard qu’il était décédé. J’ai trouvé assez injuste qu’il soit au carré des indigents », témoigne ce monsieur installé en région parisienne. Philippe était un ami de son fils. C’est lui qui lui avait suggéré de l’embaucher. « La mère de Philippe était prof. C’était une femme charmante. Lui, il était assez généreux mais un peu borderline », se souvient Daniel Henriot. Ils travaillent cinq ans ensemble en Centrafrique dans les années 1990 : « Je recevais des gens à gros budget d’Europe et d’Amérique. Philippe était intendant. Il faisait les achats de vivres, les distribuait aux guides, surveillait la remise en état mécanique. »
Le campement se trouve à 1 000 km et trois jours de route de Bangui. Alain Noiret s’y rendait chaque année. Sur les photos qu’il a prises à cette époque, le sourire de Philippe éclate. « C’était quelqu’un de très intelligent, de très intuitif. Il avait le bac, mais sa passion c’était l’aventure », décrit-il.
Les deux hommes sont toujours restés en contact. « Après avoir quitté le haut-Chinko, Philippe est parti passer un brevet de pilote d’avion aux États-Unis. Mais il n’était pas valable en France. Il s’était endetté pour le passer », raconte-t-il. Philippe se reconvertit comme artisan en bâtiment. Il recontacte Daniel Henriot : « Je lui ai prêté de l’argent. Il m’avait expliqué qu’il restaurait des maisons dans la région d’Uzès. » L’artisan tombe malade. « Il a eu un cancer. Il s’est fait berner par des guérisseurs. Il voulait écouter ces gens-là qui ils disaient de ne pas manger pour ne pas nourrir la maladie », relate Alain. Son ami s’endette pour payer ces pseudo-médecins. Alain l’appelle à l’hôpital. Un jour, c’est une infirmière qui décroche. La voix d’Alain se voile à ce souvenir : « Mon frère, qui était en vacances dans le secteur, est allé à l’enterrement. Il était le seul à y assister. C’est une triste histoire. »
Il avertit Daniel Henriot. Ensemble, ils font faire une plaque en souvenir des aventures africaines. Au printemps dernier, Alain est venu avec son frère vérifier qu’elle était toujours là. Ils y sont restés une heure et demie. Assis en face sur un tabouret, un monsieur s’étonne de voir quelqu’un se recueillir sur la tombe de Philippe. « Il nous a dit que lui venait tous les deux jours voir sa femme. Il faisait les mots croisés, il lui parlait, se remémore-il. Elle était dans ce carré de façon provisoire. Elle devait être transférée ailleurs. »
Noël 2022
Christophe (*), n’a pas eu la chance d’avoir d’anciens amis qui lui décorent sa tombe. Son prénom et sa date de décès, le 24 décembre 2022, figurent par contre dans l’édition du 13 juin du quotidien La Croix. Christophe fait partie de des 611 personnes mortes en 2022, usées par la rue. Cette liste a été établie par le collectif Les Morts de la rue.
Ce natif de la Somme a passé 500 jours de sa vie, c’est-à-dire un peu plus de 16 mois à errer entre squats et rue à Nîmes. Pris en charge par la Croix-Rouge, cet ancien cuisinier est relogé en hôtel social. Il passe cinq mois dans un premier établissement avant d’être envoyé début décembre 2022 dans l’hôtel géré par Sandrine. « C’était un monsieur brun, pas très grand, quelqu’un de très discret. On ne l’entendait pas. Sa chambre était nickel », se souvient une employée. « Il était très calme, très respectueux. Il disait toujours bonjour », renchérit Sandrine. Elle dépeint un monsieur qui parlait à tout le monde, qui était autonome et ne passait pas ses journées enfermé dans sa chambre. Lorsque Christophe (*) est arrivé dans son établissement, il était malade et respirait avec des bouteilles d’oxygène. Il est décédé la veille de Noël. C’est Sandrine qui l’a retrouvé dans le couloir, devant sa chambre.
Elle est habituée à recevoir des « fragilisés de la vie » mais l’évènement la bouleverse. « Les pompiers de Nîmes ont été d’une grande humanité. L’un d’eux m’a prise dans les bras et m’a dit : « Ce n’est pas ta faute » », confie-t-elle. Sandrine a commandé une composition florale et a tenu à accompagner Christophe au Pont-de-Justice. Ce père de deux enfants était en rupture familiale. Trois personnes ont assisté à ses obsèques : Sandrine, une représentante de la Croix-Rouge et une personne d'une autre association gardoise.
Parfois, les familles découvrent tardivement qu’un de leurs membres est décédé. « J’ai eu deux demandes pour récupérer des corps qui avaient été inhumés au carré des indigents, observe Lionel Nebeker-Mazoyer, le chef de pôle des services cimetières de la Ville depuis un an et demi. Le premier a été installé dans le caveau familial à Bagnols-sur-Cèze. Ils avaient appris tardivement que cette personne avait été inhumée chez les indigents. » L’autre défunt est retourné en Arménie, son pays d’origine. L’information avait tardé à franchir les frontières.
Chanson de Jean-Jacques Goldman
Toutes les personnes enterrées au carré des indigents ne sont pas coupées de leur famille. Ce sont parfois les familles elles-mêmes qui adressent un dossier de demande d’indigence pour les obsèques d’un de leurs membres. Le voisin de Laurent au 10 E est Daniel. Des plaques retracent sa vie par touches impressionnistes. Une roulotte verte et grise a été peinte avec soin sur une tranche de lauze. Elle est dédiée « À mon papa » et signée aussi par « ses collègues ». Juste derrière, une seconde plaque ornée de gardians est dédiée à un oncle et un frère.
« Quoi que l’on fasse, où que l’on soit, rien ne t’efface, on pense à toi », les paroles d’une chanson de Jean-Jacques Goldman tracées sur une plaque orange égaient une autre tombe. Elle est destinée à un père, Olivier, décédé à 46 ans. René, 73 ans, a reçu huit plaques : « À mon époux », « À mon beau-frère », « À notre voisin »…
L’abbé Pierre de Nîmes
Jean Schiffano, disparu à 73 ans, n’avait pas d’enfant, pas de famille connue. Il est installé au carré 11 E, à quelques mètres du 10 E, dans une partie plus ancienne du terrain commun du cimetière du Pont-de-Justice. Au Samu social, on l’appelait « Monsieur Jean ». Mais les Nîmois, le surnommaient l’abbé Pierre à cause de sa ressemblance physique avec le fondateur d’Emmaüs. Né en 1946 au Maroc, ce monsieur expliquait avoir perdu son logement suite à une décision de justice. Celui qui ne buvait pas et se définissait comme un « SDF pas comme les autres », a vécu dans la rue dans le secteur des halles, de mai 1996 à l’été 2019. Toujours vêtu d’une énorme parka grise et chaussé de sandalettes, il réclamait aux passants une pièce ou du lait chocolaté Banania. Il avait été hospitalisé suite à l’alerte rouge canicule du 28 juin 2019. Celui qui fustigeait les pouvoirs publics et avait, avec constance, refusé les hébergements en foyer, avait alors accepté d’intégrer un Ehpad nîmois. Il s’y est éteint en septembre 2019. Il bénéficiait d’une mesure de protection et était suivi par une tutrice. C’est elle qui a fait organiser une bénédiction en sa mémoire. Sa tombe est sobre : une simple croix de bois. Mais, des fleurs fuchsia, orange, blanche, violette, ont été piquées un peu partout juste devant. Preuve qu’il n’a pas été oublié. Les tombes des indigents nîmois seront-elles fleuries le 2 novembre ? La ville précise qu’elle est « en réflexion sur ce sujet » pour que tous les défunts du carré indigent puissent être honorés lors de la Toussaint.
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