Inutile de dépenser un mois de salaire pour s’évader sur une plage déserte. Inutile d’effectuer un périple de plusieurs heures en avion pour être scotché par des paysages à couper le souffle. Le bout du monde est aux portes du Gard. Quelque part entre Arles et les Saintes-Maries-de-la-Mer, après plus de 40 minutes de piste, on arrive à Beauduc, une anse lovée au bord de la Méditerranée. Il n’y a pas de commerces, pas d’eau douce, pas d’électricité. Dans ce paradis pour kitesurfeurs, l’eau atteignait déjà 28 degrés fin juin. L’Asie se situe, quant à elle, a, à peine 50 minutes de Nîmes. On peut découvrir un village laotien perdu dans une forêt de bambous à Générargues. La Toscane est perchée sur un éperon rocheux. Une poétesse alsacienne a fait aménager un jardin italien derrière la forteresse de l’abbaye Saint-André à Villeneuve-les-Avignon. Ceux qui rêvent de l’Ouest américain peuvent grimper sur un haut plateau d’altitude aux fins fond du Far West gardois. Au milieu de nulle part, à Lanuéjols, des cow-boys élèvent une centaine de bisons et organisent des concours de western.
Beauduc, les Robinson de Camargue
Au moins 40 minutes de piste où on peut parfois être secoué « façon machine à laver ». L’accès à la plage de Beauduc se mérite. Nathalie et Patrick font le trajet de mars à novembre pour enseigner le kitesurf. Richard, qui retape des vieux gréements, possède un cabanon sur place. Il n’a ni eau ni électricité.
Le vent plisse la toile. Mais on distingue encore clairement la tête de mort cernée par deux grands sabres. Le drapeau noir des pirates flotte au sommet d’un poteau métallique. « Il était sur une caravane à Beauduc, indique Antoine Flament, architecte nîmois. Là-bas, tu as le sentiment d’être dans une zone de liberté. »
Sur son smartphone, les clichés défilent. Il y a d’abord cette longue piste blanche, qui longe des petits arbustes, s’étale sur une digue. Puis apparaît la photo d’un campement avec des caravanes et le fameux drapeau pirate. Une affiche invite même à participer à la fête de la musique. Et enfin, le bleu domine, le bleu de la mer, bordée par une langue de sable vierge. Beauduc est un bout du monde coincé dans une anse, entre Arles et les Saintes-Maries-de-la-Mer.
Antoine en avait entendu parler lorsqu’il était étudiant à Lille. Il pratiquait le funboard et le spot de Beauduc apparaissait dans les magazines spécialisés en planche à voile. Un dimanche de la fin juin, il n’arrive pas à trouver d’endroit où manger des coquillages vers les Saintes-Maries. Il met le cap sur Beauduc, un peu par hasard. Il a un 4X4, cela passe. « Le chemin de terre est défoncé, avec plein de trous. Tu fais 8 km au milieu de nulle part. C’était l’aventure. » En chemin, il croise deux Suisses qui ont crevé avec leur vélo électrique.
« Ça se mérite d’aller à Beauduc, reconnaît Aurélie Janicki, directrice de l'école de kitesurf Lillikitesurf. Rien n’a été fait sur la piste depuis sept ans. On va aussi vite en vélo électrique qu’en voiture. » Tous les jours, de mars à novembre, elle fait le trajet avec son 4X4 depuis Salin-de-Giraud. Elle a découvert le kitesurf sur terre, lors d’un stage en Auvergne, lorsqu’elle était étudiante. Embauchée ensuite dans le secteur des ressources humaines à Toulon, elle venait passer tous ses week-end à Beauduc. Elle travaille cinq ans dans les ressources humaines, puis passe les tests pour devenir monitrice de kitesurf. Elle est acceptée à l’École nationale de voile de Quiberon. Il faut choisir. Ce sera le kitesurf.
Elle enseigne d’abord sur la presqu’île de Giens. Les gens sont emmenés en bateau, en eaux profondes pour pratiquer le kite. Elle y restera une demi-saison. Beauduc l’attend. Un sourire file dans sa voix : « C’est un endroit fabuleux. Il y a du vent 5 jours sur 7. » On a longtemps pied dans la mer à Beauduc. Même si elle avoue qu’elle marche parfois « 25 km dans l’eau dans la journée », elle considère que c’est plus sécurisant. Pour être joignable, elle a deux téléphones portables : un chez SFR et l’autre chez Orange. Dans ce bout du monde, les réseaux sont capricieux. « Beauduc, c’est unique au monde, souffle-t-elle. Certains viennent pour un week-end pour souffler de cette société. D’autres restent deux ou trois mois pour être proches de la nature. »
300 jours de vent par an
Patrick Marchand, dirige la seconde école de kitesurf, Absolute kiteboarding. Ce natif d’Ardèche fait la navette tous les jours depuis Salin-de-Giraud. Il a découvert Beauduc en vacances, il y a 21 ans, et a été incapable d'en repartir : « C’est un lieu magique, balayé par 300 jours de vent par an, il y a du soleil tout le temps. » Il a été « un des premiers » à pratiquer le kitesurf sur place en 1999. Ils étaient à peine une poignée. Puis la bonne adresse a circulé, beaucoup circulé. « Il y a une dizaine d’années, il a pu y avoir 700 kites en l’air simultanément », se souvient-il. Aujourd’hui, il observe « maximum 50 kite en même temps ». Juste après le premier confinement en 2020, il refusait dix personnes par jour. Aujourd’hui, les deux écoles de kite affrontent une baisse de la demande.
De plus en plus seuls au monde
« Tous les types de fréquentation se réduisent : les kitesurfers, les familles », confirme Richard Miceli, trésorier de l’association des cabaniers du Sablon. Auparavant, les Arlésiens venaient se rafraîchir à Beauduc. C’est terminé. Le dernier kilomètre de piste, où on enchaîne « seconde, première » et où on a l’impression « d’être dans une machine à laver » rebutent, selon lui, ceux qui ont des véhicules trop bas. Et lorsque l’on arrive à Beauduc, on ne doit pas dépasser le parking de la plage de la Comtesse. Terminée l’époque où n’importe qui roulait sur la plage et y stationnait un ou plusieurs jours. L’accès a été règlementé en 2015. Seules les deux écoles de kite et les telliniers peuvent rouler sur cette bande littorale. Les voitures, les caravanes, les vans, sont tolérés sur le parking, à 200 m de la plage. « C’est compliqué avec des enfants en bas âge ou pour des personnes handicapées », pointe Richard Miceli. Lui a une autorisation spéciale qui lui permet de rouler plus loin, jusqu’au hameau des Sablons.
Un village d’irréductibles
Cet homme de 65 ans fait partie des irréductibles qui possèdent un cabanon à Beauduc. Il en reste 77, posés sur un terrain d’un hectare et demi, appartenant aux Salins du midi. Le fait d’être sur une propriété privée les a sauvés des pelleteuses. « Toute la partie nord a été détruite, il ne reste plus qu’un quart des cabanons de Beauduc », décompte celui qui vient d’atteindre la retraite. Le 30 novembre 2004, la préfecture des Bouches-du-Rhône a envoyé des bulldozers démonter les cabanons posés sur le domaine public maritime. Combien y avait-il de cabanons ? À l’époque, les médias évoquaient le chiffre de 400. « Les autorités déclaraient comme cabanon tout et n’importe quoi, balaie Richard Miceli. En réalité, il devait y avoir 250 cabanons dont deux restaurants. » Il y avait aussi des chevaux pour des promenades. Aujourd’hui, tout s’est évanoui : « On dirait que rien n’a existé. »
Dix à douze personnes vivent à l’année dans les 77 cabanons restants, sans eau courante ni électricité. Ils possèdent des récupérateurs d’eau de pluie, mais aussi des panneaux solaires et des éoliennes, les mêmes que celles que l’on trouve sur les bateaux. Richard Miceli utilise simplement l’énergie solaire. Il n’a pas besoin d’alimenter un frigo. Cet homme qui a fui une Marseille de plus en plus touristique à la fin des années 1990, pratique « le compte courant » : « Quand tout le monde vient à Beauduc, je pars. » Celui qui veut réduire au maximum son empreinte écologique vient y restaurer des vieux gréments. Il retape des bettes, des barques de pêches côtières, à la saison creuse. Il raconte qu’en hiver, les températures deviennent parfois extrêmes. « Il n’y a pas de dunes, rien ne fait abri. On peut admirer toute la beauté de cette planète. »
Un paradis menacé ?
Richard Miceli est conscient que son paradis est de moins en moins accessible à cause de l’état de la piste. À qui appartient-elle ? La préfecture des Bouches-du-Rhône explique que l'itinéraire commence sur une route départementale, puis emprunte une piste située sur la digue à la mer gérée par le Symadrem. L’itinéraire passe ensuite sur la digue des Toscans, propriété du conservatoire du littoral. Les trois associations de Beauduc, celle du patrimoine, celle des cabaniers du Sablon et celle des kitesurfs, se sont impliquées dans l’entretien de la piste. « En 20 ans, on a payé 400 000 euros », détaille Richard Miceli. Dons de particuliers notamment venus de Suisse ou d’Allemagne, organisations de soirées, de tombolas, dons d’artistes… 80 % de la somme est d’origine privée et 20 % d’origine publique. « Nous avions l’autorisation, année après année, de faire les travaux. Mais depuis trois ans, la préfecture nous l’interdit », décrit Richard Miceli. Sur la partie gérée par le Symadrem, les voitures circulent sur une digue située 50 cm plus haut que la mer. La circulation est théoriquement interdite à cet endroit comme le souligne Thibaut Mallet, directeur du Symadrem. Mais c’est le seul accès possible à Beauduc. « On défend l’idée de réhabiliter cette digue qui sert d’accès à la mer. Il faudrait la rehausser d’1m50 », explique-t-il. Le Symadrem aimerait aussi faire des aménagements pour que les véhicules ne circulent plus sur la digue, mais à ses pieds, derrière. « On veut élaborer notre stratégie littorale pour l’été 2026. Les travaux ne démarreront pas avant 2030 », prévient-il.
Malgré ces conditions d’accès aventureuses, le charme de Beauduc opère toujours. Le Nîmois Antoine Flament compte bien y retourner : « Les gens sont cool là-bas, discutent facilement. C’était assez génial. »
Érosion, submersion marine : un paradis menacé ?
Est-ce que le hameau des Sablons survivra au dérèglement climatique qui, dans certaines zones, fait monter le niveau de la mer ? L’association a saisi un avocat car des menaces pèseraient sur une vingtaine de cabanons. « La DDTM a réévalué le trait de côte, détaille Richard Miceli. L’eau a grimpé de 17 cm depuis 1883. Certains murs de cabanons se retrouvent dans le domaine public maritime. »
Que va-t-il se passer à 30 ans, 100 ans ? Le Symadrem travaille actuellement sur une étude sur le recul du trait de côte. « Globalement à Beauduc, il y a un phénomène d’accrétion, d’accumulation des sédiments », précise Thibault Mallet. Grosso modo, la mer recule. Mais aux Sablons, la situation est plus complexe. C’est un secteur où se mêlent, selon lui, des phénomènes d’accrétion et d’érosion, c’est-à-dire à la fois de recul et d’avancée de la mer. « Aujourd’hui, c’est très difficile d’y voir clair », résume-t-il. Mais lui pointe un autre risque qui pourrait menacer les Sablons à moyen ou long terme : la submersion marine.