Publié il y a 1 an - Mise à jour le 04.01.2023 - Propos recueillis par François Desmeures - 7 min  - vu 1408 fois

L'INTERVIEW Jacques Verseils : "La Borie a été confisquée"

Fondateur, avec d'autres, de l'association Abraham Mazel dont il fut le premier présidsent, Jacques Verseils et l'association sont acteurs du second projet pour la Borie, présenté en compagnie de Terre de Liens et qui n'a pas été choisi par le comité technique de la Safer

- (photo François Desmeures)

Il était à la pointe du combat contre le projet de barrage de la Borie, a voulu donner une prolongation constructive à la lutte, avec d'autres, à travers l'association Abraham Mazel, dont il fut président-fondateur, et s'investit désormais dans le projet alternatif de Terre de Liens pour la Borie, qui n'a pas eu les faveurs du comité technique de la Safer (relire ici). Jacques Verseils porte un oeil à la fois historique et très actuel sur ce que représente la Borie et fourmille d'idées sur ce que le hameau pourrait devenir. Entretien.

Fondateur, avec d'autres, de l'association Abraham Mazel dont il fut le premier présidsent, Jacques Verseils et l'association sont acteurs du second projet pour la Borie, présenté en compagnie de Terre de Liens et qui n'a pas été choisi par le comité technique de la Safer • (photo François Desmeures)

Objectif Gard : À quel moment votre histoire et celle de la Borie se lient-elles profondément ?

Jacques Verseils : La grosse rupture date de 1989, quand on s'est rendu compte que la totalité des recours qu'on avait porté contre le barrage étaient perdus. En réaction s'est alors créé le collectif. C'était très rare à l'époque, la notion n'existait pas vraiment, mais il nous fallait sortir du cadre institutionnel pour créer autre chose. Il y a eu des membres individuels - comme un producteur local de kiwis, un ancien CRS - mais aussi des personnages ou des villes qui ont pris un arrêté en faveur du collectif, comme Ganges, beaucoup de communes du Gard et de la Lozère, mais aussi de toute la France. On trouvait des actifs et des retraités, des gens installés depuis longtemps et d'autres plus récemment - on disait, pour le jeu de mots, qu'on avait réuni les néo-ruraux et les nés au pays. C'était sans structure apparente, on s'annonçait les réunions par le bouche-à-oreille et venait qui était disponible.  

Comment expliquez-vous que le sujet ait pu cristalliser autant d'opposition à ce moment-là ?

C'était un bien commun qui recoupait beaucoup de préoccupations différentes. On était en lien avec le Larzac, les opposants nous ont donné des moutons pour occuper le terrain et nous ont formés à l'action non-violente. La notion de danger a joué aussi dans la mobilisation, alors que des chercheurs montpelliérains avaient mis en lumière le risque d'installer le barrage à cet endroit, qui comporte des failles dans le schiste. Et puis, favoriser l'agriculture intensive de la plaine, ce n'était pas répondre aux besoins locaux. J'avais créé une association de gestion concertée de l'eau, on était allés expliquer aux agriculteurs en Gardonnenque pourquoi ils n'avaient pas besoin du barrage, alors qu'on nous avait dressé contre les agriculteurs de la plaine - un fonctionnement très comparable à l'affaire de Sivens. Enfin, on nous présentait le barrage comme un bienfait pour les producteurs, mais aussi comme un écrêteur de crues. Ce discours, de la compagnie du Bas-Rhône, permettait de toucher trois ministères différents, et donc de diviser les coûts. Certains journaux, au moment de la Borie, avaient parlé de nouvelle guerre des Camisards. Je me souviens que le terme nous avait choqués mais, en fait, on avait un fonctionnement assez similaire : hommes et femmes étaient ensemble sur un pied d'égalité et on prenait des décisions sans n'avoir jamais fait appel au vote. Même le terme consensus ne convenait pas, c'était naturel. Du coup, on avait toujours un temps d'avance par rapport à l'adversaire. Et puis, la mairie de Saint-Jean à l'époque, c'était la Maison du peuple, elle était totalement ouverte.

"L'enquête publique pour le barrage avait relevé une opposition de 86 % dans les 51 communes concernées"

La population locale soutenait le mouvement...

Il y avait une sorte de mensonge, qui venait questionner la démocratie. Les élus locaux désiraient ce projet de barrage comme la majorité du conseil général, dominé alors par le Parti socialiste. Le Parti communiste était aussi d'accord. Et la Droite lozérienne, dominée par Jacques Blanc, alors président du conseil régional, aussi. L'enquête publique avait relevé une opposition de 86,64 % dans les 51 communes concernées. Localement, on a profité des élections européennes (du 18 juin 1989, NDLR) pour organiser un référendum sur le barrage - illégal évidemment - dans les communes de Saint-Jean-du-Gard, Saint-Étienne-Vallée-Française et Mialet. Les urnes avaient été mises face à la mairie, avec un contrôle comme une vraie élection. On a eu plus de votants que pour les européennes, à plus de 90 % contre le barrage. Ensuite, l'ingénieur qui devait concevoir le barrage a envoyé les plans à la mairie de Saint-Jean et on a vu qu'en fait, le barrage était plus haut que ce qu'on nous avait présenté. Le document reconnaissait que la cuvette où aurait été installé le barrage n'était pas très solide mais que ce n'était pas dangereux parce qu'il n'y avait pas grand monde dans la vallée, au pire un pêcheur au bord des berges... 

Le soutien étranger a compté pour le collectif ?

La réaction des pays du Refuge (1) s'est aussi greffée au mouvement : on s'était réunis devant la maison d'Abraham Mazel et on leur a lancé un appel. Ç'a très bien fonctionné, à tel point que Michel Rocard, qui était Premier ministre, a appelé à Matignon les maires des communes concernées et le président du conseil général du Gard parce qu'il était énervé d'avoir reçu près de 30 000 lettres, paraît-il, du monde entier. On a même vu un gouverneur d'un état d'Amérique qui a convoqué l'ambassadeur de France aux États-Unis pour lui dire son mécontentement. 

"Je pensais que, sur la notion de résistance, on allait fédérer tout le monde"

Comment, à la suite de la lutte, est née l'association Abraham Mazel ?

La déclaration d'utilité publique pour le barrage est cassée en 1992. Moi, j'avais toujours dit que je voulais faire quelque chose à la maison d'Abraham Mazel, comme un pôle culturel. La propriété est limitrophe de la Borie. Rocard avait même fait faire une étude dans laquelle il était dit que la maison méritait d'être réhabilitée. Et puis, Lucien Affortit (2) m'a appelé pour monter un projet. L'idée était de transformer l'opposition en proposition. J'ai commis une erreur : je pensais que, sur la notion de résistance, on allait fédérer tout le monde. Or, il y avait quand même des rancoeurs et des clivages. Abraham Mazel, qui est plus un chamane ou un inspirateur qu'un guerrier, parcourt toute la guerre des Camisards avec cette idée de résistance. Ici, on a aussi le souvenir de la Résistance des années 40, avec la particularité du maquis-école, où on apprenait aux jeunes à se battre pour ne pas qu'ils aillent au service du travail obligatoire (STO). À proximité ont aussi été cachés des anti-nazis allemands. La mémoire de ces résistances, plus la lutte contre le barrage, semblaient être de bons symboles. Le 5 septembre 1992, quelques mois après que le Front national avait obtenu, pour la première fois, plus de 15 % aux élections régionales, on a annoncé le projet à la presse en mairie de Saint-Jean. On n'avait pas d'argent, pas la maison, et pas encore d'association. On était dix-neuf. On voulait faire de la maison Abraham Mazel un lieu de culture et de résistance. 

"Tout ce que je faisais, comme président d'Araham Mazel, était annoncé autant dans les temples que dans le squat"

À la Borie, après 1992, différents squats se sont succédé jusqu'en juin 2021. Quel regard portez-vous sur cette période ?

Je suis peut-être le seul à avoir pu y aller. Et pourtant, tout ce que je faisais, en tant que président de l'association Abraham Mazel, était annoncé autant dans les temples que dans le squat. C'est avant tout un mauvais souvenir, quand les premiers squatteurs avaient dressé une yourte que les élus municipaux sont allés détruire, alors que la mairie avait déjà racheté la Borie. Ensuite, en 2077, le squat de la Picharlerie, en Vallée Française, a été mis à terre. Le lieu de la Borie s'est imposé à eux pour la suite. J'y suis allé plusieurs fois pour leur indiquer qu'à mon avis, ils faisaient erreur : ils voulaient calquer leur histoire sur 1989-1992 mais la population était devenue moins sensible. Dans l'association, mon dialogue avec les squatteurs a été mal vécu et j'ai préféré quitter la présidence.  

Que vous inspire l'attribution, par la Safer, de la Borie à un projet résidentiel face à celui que Terre de Liens porte avec une société civile immobilière et l'association Abraham Mazel ?

Beaucoup de choses. D'abord, qu'il faudrait arriver à se réapproprier le projet et faire table rase des disputes. La Borie a été confisquée : le 3 juillet 1989, quand on a occupé pour la première fois, on avait écrit sur le hameau "tu as quitté la sphère privée, tu es redevenu un bien commun". Ça paraît, aujourd'hui, contradictoire de l'attribuer à un privé. Il faut récréer cette notion commune, avec une vocation agricole et de gestion de l'eau. Le tiers-lieu sert aussi à se placer dans les problématiques d'aujourd'hui, c'est-à-dire le sujet de l'auto-subsistance rurale en Cévennes. Ce qu'on demande aujourd'hui, c'est un délai, pour finir de peaufiner le projet. Il nous faut une ossature solide parce que le problème, avec Terre de Liens, c'est qu'ils n'achètent pas le bâti. 

"Chaque fois qu'il existe une forme de liberté, les institutions essaient de la récupérer"

Dans un contexte d'explosion du prix de l'immobilier en Cévennes et de fermeture des propriétés transformées en résidences secondaires ou de vacances, de quoi la Borie est la symbole selon vous ?

Il y aurait beaucoup de réponses à donner. Je crois qu'une forme de liberté s'est créée. J'avais été surpris de voir, pendant le conflit, le nombre de personnes qui venaient nous voir en disant" si vous gagnez, ce sera une bouffée d'oxygène pour nous". Chaque fois qu'il existe une forme de liberté du même type, les institutions essaient de la récupérer. Quand on voit le nombre d'associations qui se sont créées à la suite de la lutte contre le barrage, et qu'aujourd'hui elles ferment, il y a un creux. On n'est plus sur le conflit : on a besoin, aujourd'hui, de savoir faire face aux difficultés d'accueil, de misère, à comment utiliser localement les savoir-faire, etc. 

Au prix actuel des propriétés, n'avez-vous pas le sentiment que les Cévennes deviennent un espace de plus en plus fermé et de plus en plus inaccessible aux revenus modestes ?

Il y a quinze ans, nous parlions, à Abraham Mazel, de "Lubéronisation" des Cévennes. Il n'y a pas de miracle : le territoire est à la population elle-même et à celle qui peut y venir. Et il y en a beaucoup qui refont, ici, les Hauts de Nîmes, des espaces fermés et sécurisés. À la Borie, on ne devrait même pas accepter d'aligner notre projet sur les 600 000 € demandés, alors que les Domaines l'ont estimé à 380 000 €. Mais on veut voir si les recours donnent quelque chose (relire ici). À la Borie, à l'époque, on y allait même si on n'y habitait pas. 

(1) Il s'agit des pays dans lesquels les Huguenots se sont réfugiés pour échapper aux persécutions d'après la Saint-Barthélémy ou qui ont suivi la révocation de l'Édit de Nantes. Il s'agit principalement de la Suisse, des Provinces Unies, de l'Angleterre, de l'Allemagne et des États-Unis. 

(2) Le maire socialiste de Saint-Jean-du-Gard de l'époque

Propos recueillis par François Desmeures

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