Publié il y a 3 h - Mise à jour le 02.09.2025 - © Sabrina Ranvier - 8 min  - vu 452 fois

FAIT DU JOUR Ces élèves qui les ont marqués

Christophe Boissier, aujourd'hui retraité, a été directeur d'un institut thérapeutique éducatif et pédagogique à Saint-Hippolyte-du-Fort. Il a enseigné à Pissevin et a dirigé pendant 15 ans l'école Bruguier au Chemin-Bas : « Plus c'était difficile, plus j'aimais. »

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Il y a cette Séverine « toute gringalette » qui a appris à lire en un temps record et qui a fait se demander à Christophe Boissier à quoi bon il pouvait servir. Il y a aussi eu Sarah à qui il a lancé une bouée de sauvetage. Laurence Salles se souvient de ce papi gitan qui l’a suppliée à genoux d’apprendre à lire à ses petits-enfants. Emmanuelle Caron évoque Nadia* qui rêvait d’être infirmière et qui est partie vers le mirage syrien. Mais elle pense aussi à Wafa, enfant de la Zup, qui vient de décrocher médecine. Philippe Ibars se rappelle de cette collégienne, qui, face au Louvre, s’est extasiée sur une pelle mécanique. En lui faisant un cours sur cet engin, elle lui a fait prendre conscience que chaque élève a un talent et que les enseignants ont beaucoup à apprendre d’eux. Carole Drucker-Godard, la rectrice, évoque des rencontres qui l’ont « façonnée ». Les élèves nous élèvent. Frédéric Miquel, inspecteur de lettres, en est convaincu. En 2018, avec l’académie de Montpellier, il a lancé un appel à témoignages. Plus de 500 professionnels ont répondu.

En février 2025, Laurence Salles fait participer la petite Alia à la classe grâce à un robot de téléprésence Ted-I. La petite fille le pilote à distance depuis son domicile.  • © Sabrina Ranvier

Séverine, Alia, Aurélien et les autres

Certains étaient gloutons de lecture. D’autres se sont accrochés malgré le handicap ou une vie familiale chaotique.

« Vous avez combien de pages ? Parce que je vous préviens, il y a beaucoup d’élèves qui m’ont marqué. » Cheveux bruns coupés courts, physique sec d’amateur d’escalade, Christophe Boissier a le regard vif, le débit rapide. Il a quitté l’Éducation nationale il y a deux ans et vit dans une zone paisible. Pourtant, il retourne une dizaine de fois par an au Chemin-Bas-d’Avignon. En ce jeudi de juin, il en revient justement. Il a fait réparer sa voiture chez un ancien parent d’élève. Il y a croisé Shaïma. « Elle avait un caractère. Pour la « tordre », il fallait des détours, des contours… » Son sourire s’élargit. « Elle est infirmière à Montpellier. Elle se fiance la semaine prochaine ».

Gourmands de lecture et de sciences

Il se souvient aussi de Séverine « toute petite, toute gringalette ». On est en 1990, à Saint-Gilles. C’est la première rentrée de Christophe Boissier. La petite apprend à lire en un éclair. « Toute l’année, elle m’a abreuvé de ses lectures. » L’enseignant, novice, est déconcerté : « Je me suis dit, on ne sert à rien. »

Il y a eu aussi Valentin. Élève en CM1 à l’école Lakanal à Pissevin, il lui demande s’il peut présenter un livre. Il choisit un bouquin au programme de quatrième. L’enfant présente un livre par semaine. Le fils du directeur de la cité U est insatiable. « Je l’utilisais pour les cours de français de la classe. Il entraînait les autres ». Des années plus tard, Christophe Boissier se fait héler sur l'Esplanade. « C’était Valentin. Il était étudiant à Sciences Po ». Par contre, l’enseignant aimerait bien savoir ce qu’est devenu Rabaïdine. Même s’il était « bagarreur », il « serait resté la semaine en science » à l’école Vaillant de Pissevin. « Il avait toujours une idée, s’enthousiasme Christophe Boissier. S’il avait eu un milieu social classique, il serait devenu chercheur. »

15 ans au Chemin-Bas-d’Avignon

Ce professeur des écoles a terminé sa carrière par 15 ans à Bruguier au Chemin-Bas. Il n’avait pas prévu que des points de deal se collent à l’école ou même qu’un dealer traverse la cour. Aujourd’hui, cet ancien syndicaliste chasse ces évènements d’un revers de la main. Ils s’en sont sortis parce que l’équipe enseignante était « très soudée ». Et puis, il y avait leur moteur, les élèves comme la petite Sarah. « J’étais directeur. Je l’ai vue passer du CP au CM2, se souvient-il. La mère était seule, à la dérive. Au primaire, cela tenait. Mais au collège, pam », claque-t-il des doigts. Il y a quatre ans, il croise Sarah devant l’école, en pantoufles. « Elle m’a dit bonjour avec une tristesse infinie ». Des petites étoiles humides filent dans les yeux de l’ancien directeur. Le regard fuit pudiquement vers l’extérieur. Un ange passe. « Elle m’explique qu’elle avait raté un CAP. C’était la misère la plus totale ». Il appelle l’école de la deuxième chance qui l’accepte.

Il revoit Sarah deux ans plus tard. Le sourire réapparaît sur le visage de l’enseignant au souvenir de la jeune fille « pomponnée » qu’elle était devenue. Elle était en train de passer un CAP petite enfance. L’enseignant lui annonce qu’il prend sa retraite. « Elle m’a dit "Non, ce n’est pas possible après tout ce que vous avez fait pour nous" ». En juin, Sarah se présente avec un porte-clefs portant le « C » de Christophe. L’émotion affleure. Ce sont des perles de joie qui s’évadent : « Je l’ai toujours chez moi. On en a sauvé quelques-uns. On leur a fourni les meilleurs outils que l’on pouvait leur donner. Ma carrière, c’est 40 ans d’amour des enfants et de la difficulté. »

À genoux pour demander d’apprendre à lire

Laurence Salles s’apprête, quant à elle, à faire une nouvelle rentrée comme directrice de l’école Jean-Jaurès à Nîmes. Cette dame au regard doux et clair a débuté en 1995 au Chemin-Bas-d’Avignon, à l’école Jean-Moulin. Elle se rappelle d’une fratrie gitane qui passait l’hiver dans un camp à Nîmes. « Un jour, leur papi s’est mis à genoux devant moi pour me demander de leur apprendre à lire, décrit-elle. Cela m’a marqué. Ce sont des gens pour qui on comptait. » L’enseignante revoit aussi les « petites billes rondes avides de tout apprendre » d’Agustín, petit Argentin qui ne parlait pas français en arrivant à l’école Talabot.

Même si Hugo* a quitté sa classe depuis longtemps, Laurence Salles reste en contact avec lui. Handicapé moteur suite à un traumatisme à la naissance, il était accompagné par une AESH. « Les enfants se battaient pour pousser son fauteuil », se souvient-elle. Le petit parvient, à force de rééducation, à marcher avec des atèles. Il y a deux ans, il remporte la finale régionale d’un concours de pâtisserie. Ces anciens enseignants battent le rappel. Pour la finale parisienne dans les locaux de l’école Lenôtre, « plus de 1 000 personnes » le soutiennent sur Facebook.

Un robot pour rester en contact

Alia occupe aussi une place très spéciale pour Laurence Salles. Alors qu’elle est en CP, la petite fille est hospitalisée deux mois à Marseille. Laurence lui donne des cours à la maison. À la rentrée suivante, Laurence prend la classe de CE1 pour pouvoir suivre la fillette aux bouclettes brunes. Elle obtient un robot de téléprésence. L'écolière le pilote à distance. Avec lui, elle joue même à la Reine des neiges avec les autres enfants à la récréation. Revenue en classe au printemps, Alia a été très entourée. L’an prochain, elle passe en CE2. « Elle a eu beaucoup de fatigue à gérer. Mais les parents ont tout fait pour que cela marche. Sa jumelle Maria a été très présente ». Mais Laurence ne veut pas clore son énumération sans évoquer sa propre fille. « Je l’ai eue en CP. J’ai vécu cela comme un privilège ». Les règles étaient claires : en classe, elle était maîtresse, pas maman. Le papa se chargeait des devoirs. Un soir, alors que l’enseignante est encore à l’école, le papa l’appelle. La fillette est en pleurs. Punie pour bavardage, elle devait chercher la définition du mot « silence ». Laurence Salles éclate de rire : « Elle dit que je suis la seule maîtresse qui l’a punie. »

*les prénoms ont été modifiés.

Coups de main et sauvetage

C’était il y a plus de dix ans. Laure Gareil prend un poste de professeur de lettres au lycée Philippe-Lamour. Dans sa classe est scolarisé Aurélien, élève malvoyant. « Il m’a bouleversé par son intelligence particulièrement vive. C’était lui qui faisait taire les autres élèves. » Sans le savoir, cet élève a été « un guide » pour l’enseignante débutante. « Il m’a permis de doser mon autorité, car j’étais trop gentille. Il me faisait sentir quand il y avait besoin de reformuler. » Il l’invite à assister à un spectacle dans le noir. « C’est super angoissant. Dans le noir, j’ai découvert quelqu’un d’attentif, de délicat. » Laure Gareil a aussi été marquée par trois latinistes, Inès, Marius et Moïse, suivis de la rentrée 2022 au bac 2025. Elle leur propose de faire un péplum autour de la bataille de Philippes. Mais elle se rend compte que le projet va être trop complexe. « Ce sont eux qui m’ont poussée et ils m’ont redonné confiance. » Ils entraînent dans leur sillage le groupe des 11 latinistes et bouclent un montage de 15 minutes. Elle reste marquée par la force transmise. « Ils avaient vu que je m’étais investie. Cela te submerge d’émotion et de reconnaissance. »

Un enseignant gardois est lui reconnaissant envers ses élèves de terminale STMG pour une autre raison. En plein cours, il se sent pris de vertige. Il s’assoit au bord du bureau puis s’affaisse par terre. Il entend les élèves dire « vite, il faut aller chercher l’infirmière. » L’enseignant, qui a fait un AVC, a pu être pris en charge rapidement. Ces élèves, fâchés de coutume avec l’écriture, lui ont même envoyé un mot.

Gilles Roumieux, professeur d'histoire-géographie au collège Racine. • © Corentin Migoule

500 témoignages pour « Ces élèves qui nous élèvent »

Depuis 2018, l’académie de Montpellier demande aux professionnels de l’éducation de témoigner sur les élèves qui les ont marqués.

Gilles Roumieux n’a pas hâte de prendre sa retraite. Ce Cévenol a eu envie de devenir enseignant quand il était en quatrième. « Touche pas à mon professeur », « Touche pas à mon école »… Depuis 2021, ce professeur d’histoire-géographie a publié cinq livrets avec ses élèves. Ce sont eux qui écrivent. Pas lui. Selon lui, l’enseignant est un « chef d’orchestre » apprenant aux élèves « à penser par eux-mêmes et contre eux-mêmes parfois ». Pour y parvenir, il faut « savoir entendre ». « Même si vous avez les plus grands diplômes de la Terre, vous apprendrez toujours des autres », tranche celui qui a témoigné pour « Ces élèves qui nous élèvent ».

Une centaine de témoignages de l’étranger

Plus de 500 personnels de l’éducation ont participé à ce projet académique. Une centaine de ces témoignages viennent de l’étranger. La consigne était simple : les professionnels de l’éducation étaient invités à raconter en quoi les élèves ont eu un rôle déterminant dans leur carrière, au niveau personnel ou professionnel. C’est Frédéric Miquel, inspecteur pédagogique régional en lettres, qui avait proposé cette idée à la rectrice de l’époque en 2018. Cet inspecteur d’académie le reconnaît, en France, on parle souvent d’une relation de transmission « où le professeur est maître de son savoir » et où l’élève reçoit l’enseignement, un peu comme « un vase que l’on remplit ». Lui pense que, oui, les enseignants forment leurs élèves, mais que les élèves peuvent aussi contribuer à former leurs professeurs. Le professeur reste le plus compétent. Mais « pour bien former » l’élève, Frédéric Miquel estime qu’il faut que l’enseignant « se laisse grandir, évoluer par la présence de l’élève ».

Frédéric Miquel présente l'abécédaire de "Ces élèves qui nous élèvent". • © Académie de Montpellier

La « grâce » ou « l’aridité » des débuts

« Dans ma pratique, j’ai toujours eu le sentiment que les élèves avaient contribué largement à ce que j’étais devenu », confie celui qui a enseigné 25 ans en collège, lycée, classe prépa, université. Il évoque pêle-mêle cette adolescente difficile dont les oppositions « étaient un appel à l’attention » ou encore ces échanges avec des mineurs non accompagnés.

Des professeurs des écoles, des enseignants du second degré, des AESH répondent à l’appel à témoignages. Trois ou quatre chefs d’établissements, cinq ou six inspecteurs se livrent. Beaucoup d’enseignants expérimentés reviennent sur leurs débuts. « On a des témoignages liés à la grâce ou à l’aridité des commencements, résume Frédéric Miquel. On peut être élevé autant par des bonheurs que par des difficultés, des épreuves. »

Enfants « allophones » qui ne parlent pas le français, élèves souffrant d’un handicap… Beaucoup d’enseignants évoquent des enfants à besoins particuliers. « Ce sont des élèves qui ne rentrent pas dans le moule habituel, mais dont la présence nous oblige à revoir nos pratiques. En nous adaptant, on devient meilleur », analyse Frédéric Miquel. Celui qui pilote le Casnav, centre académique pour les élèves allophones et des enfants de familles itinérantes, en est convaincu : « Les élèves en situation de handicap sont une chance pour l’éducation dans son ensemble. C’est aussi vrai pour les élèves allophones, voyageurs. »

Tous ces témoignages ont été étudiés par le laboratoire Lhumain de l’université Paul-Valéry. Un module d’une journée sur la « réciprocité éducative » est dorénavant proposé aux enseignants de l’académie. Un abécédaire, des témoignages sont en ligne sur le site du rectorat. Est-ce que cela pourrait jouer sur la crise des vocations ? « Les difficultés de recrutement sont une blessure qui nous appelle à réagir, à revivifier la relation humaine au cœur de l’enseignement, analyse-t-il. Je pense qu’il y aurait davantage de motivation si on savait dès le début que l’enseignement allait être une expérience de réciprocité. »

Assassinat de Samuel Paty, développement des écrans, harcèlement scolaire... Gilles Roumieux invite ses élèves de troisième à s'exprimer librement sur des thèmes forts de l'actualité. Il compile leurs écrits dans des brochures.  • © Sabrina Ranvier

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