Publié il y a 4 h - Mise à jour le 02.09.2025 - © Sabrina Ranvier - 6 min  - vu 116 fois

LE DOSSIER « Elle m’a fait un cours sur les pelles mécaniques »

Dès 2013, Philippe Ibars rend hommage à ses élèves en faisant éditer
chez Lharmattan "Apprendre en apprenant ou les aigles de Bonaparte"

- © Anthony Maurin

Le témoignage de Philippe Ibars figure dans l’abécédaire de « Ces élèves qui nous élèvent ». Il occupe la lettre « T » comme « Talents ». Dès 2013, cet enseignant avait écrit "Apprendre en apprenant" pour rendre hommage à ses élèves.

Milieu des années 1980, Philippe Ibars, enseignant au lycée nîmois de la CCI, emmène sa classe de CPPN à Paris. Ce dispositif, aujourd’hui disparu, accueille des élèves recalés à la fin de la cinquième. Le groupe se pose dans la cour qui relie le musée du Louvre au jardin des Tuileries. Une élève s’exclame : « C'est beau ! » Puis elle enchaîne, enthousiaste : « C’est une Poclain 35. » La jeune fille ne s’extasie pas sur l’architecture, mais sur la pelleteuse qui s’active pour construire la pyramide du Louvre. « Elle m’a expliqué toutes les Poclain, toutes leurs options. » L’échange scotche le professeur : « On enseigne du haut de notre chaire. Mais eux aussi ont des valeurs, des talents. Elle m’a un peu appris mon métier. Il fallait tendre l’oreille, écouter. »

Trouver le talent des élèves

Toute sa carrière, il essaiera ensuite de valoriser chaque élève, de trouver ce en quoi il est doué : musique, canoë… Il se remémore ce garçon qui rêvait d’être pâtissier. Comme sa mère voulait absolument qu’il ait une belle situation, elle lui écrivait ses rédactions. « Elle a fini par accepter qu’il aille en apprentissage. Quand il a su qu’il était pris dans cette filière, elle a arrêté de faire ses devoirs », sourit l’enseignant. L’élève obtient 7 ou 8 à sa rédaction, « mais il était content car c’était sa note ».

Il y a quelques années, Philippe Ibars croise une ancienne élève de BTS. Elle raconte à son petit garçon que ce monsieur l’a beaucoup marquée. Pourquoi ? « Un jour, on faisait du bruit et vous nous avez dit « si vous faites du bruit, c’est que je ne suis pas assez bon », lui rétorque-t-elle. Philippe Ibars compare l’enseignant à l’acteur de théâtre : si le public ne suit pas, le comédien doit se remettre en question. Il accepte d’ailleurs la critique. Il se souvient de ces élèves de BTS qui s’étaient moqués dans un spectacle des mots techniques qu’il employait. « Cela m’a fait du bien. Après, quand j’employais un mot technique, je demandais si quelqu’un dans la classe savait l’expliquer. »

 

Touche pas à mon professeur

« Avons-nous déjà oublié Samuel Paty ? » Le 8 octobre 2023, trois ans après l’assassinat de ce professeur d’histoire, Thomas Snegaroff invite Gilles Roumieux à débattre sur France 5. L’enseignant du collège alésien Racine refuse de venir seul. Un professeur, c'est quelqu’un qui transmet. Manon Ceysson, élève de terminale, l’accompagne. Elle était en troisième lors de la mort de Samuel Paty. Comme tous les élèves de la classe, elle avait été invitée à s’exprimer et à déposer le texte dans le cartable de Gilles Roumieux. Leurs écrits ont été regroupés dans Touche pas à mon professeur. Gilles Roumieux est encore bluffé par la manière dont cette jeune femme « très intelligente », « engagée », s’est exprimée sur France 5 : « C’était très profond. La graine a germé. »

Dans l’abécédaire de « Ces élèves qui nous élèvent », Gilles Roumieux truste la lettre « U » comme « Unissons ». Quand il va parler valeurs de la République dans les villages, les quartiers, d’anciens élèves, Abed ou Jules, l’accompagnent. Abed Badri a participé à Touche pas à mon professeur. Quand il était en terminale, il a aussi préfacé Touche pas à mon école, qui fait suite à l’assassinat de Dominique Bernard à Arras. Abed, qui veut être pompier volontaire, y écrit qu’un professeur « représente l’instruction, mais aussi le savoir-vivre entre les êtres humains, il est la liberté qui coule dans nos veines ». Dans Touche pas à la démocratie, Jules Gout-Coutaud abonde : « Un professeur transmet un savoir, nous fait réfléchir, mais pas seulement, c’est lui qui nous construit. »

Emmanuelle Caron est professeure de physique-chimie du collège Jules-Verne de Nîmes. • © Yannick Pons

« Quand je viens en cours, vous savez me mettre de bonne humeur »

L’une est à Jules-Verne, l’autre à Condorcet… Emmanuelle Caron et Pascale Thoirey-Bouyahmed enseignent en éducation prioritaire depuis plus de dix ans.

Victoire. Wafa qui a grandi à la Zup vient de réussir le concours d’entrée en deuxième année de médecine. Même si elle n’avait pas les moyens de se payer une prépa privée, elle y est parvenue. En fin de première année de médecine, les étudiants, peuvent, en fonction de leur classement, intégrer une formation pour divers métiers de la santé. « L’an dernier, elle a eu pharmacie. Mais elle tenait à avoir médecine », retrace Emmanuelle Caron, sa professeure de sciences physiques du collège Jules-Verne. La jeune fille a préféré faire une année de biologie avec une « mineure » santé. Cela lui a donné le droit de retenter le concours, mais les places par cette voie-là sont encore plus chères. « C’était une excellente élève. On espérait vraiment qu’elle fasse des études », confie son ancienne enseignante. Elle se réjouit de toutes les réussites, comme celle de ce garçon, qui avait été placé avec toute sa fratrie, et qui lui a annoncé qu’il était ambulancier.

Pascale Thoirey-Bouyahmed a choisi d’enseigner en Segpa à Condorcet. Elle reconnaît que ses élèves ont « 12 milliards de difficultés » mais « sur des tas de choses, ils percutent. Ils sont tellement drôles ». • © Sabrina Ranvier

Départ en Syrie

Avant de rejoindre Jules-Verne, Emmanuelle Caron est restée 8 ans au collège Diderot, sous les barres de Valdegour. Elle a notamment été professeure principale de Nadia* « jeune fille très ouverte », « super investie au collège ». « C’était une élève solaire qui s’occupait des autres », se souvient l’enseignante. L’adolescente pratique la boxe, ne présente aucun signe de radicalisation. Lors d’un voyage à Barcelone, elle entre dans la Sagrada Familia sans problème. L’année suivante, la jeune fille part en seconde. Du jour au lendemain, elle disparaît en Syrie en prenant les papiers de sa sœur. « Elle répétait qu’elle voulait être infirmière. Elle est partie pour aider les autres », suppose l’enseignante. Qu’est-elle devenue ? En janvier 2023, des articles annoncent son rapatriement. Ils relatent qu’elle a deux enfants et qu’à son arrivée en France, elle a été placée en garde à vue.

À Diderot, l’enseignante a aussi été marquée par les mots prononcés par la si timide Johanna. « Lors de la remise des prix de fin d’année, elle a fait un discours super émouvant pour dire qu’elle était super fière d’être dans ce collège et qu’elle n’aurait pas aimé être dans un autre. » À l’époque, l’établissement est massivement contourné. Il fermera en 2018. Johanna était une très bonne élève. « C’était rassurant de se dire que même les bons éléments trouvaient leur compte, que l’on arrive à jongler ».

« Je m’amuse, je m’enrichis »

« Pourquoi vous n’allez pas ailleurs ? » C’est la question qu’a posé un de ses élèves de Segpa à Pascale Thoirey-Bouyahmed. Depuis dix ans, elle enseigne à Condorcet, collège situé à deux pas de la galerie Wagner. La réponse de l’enseignante claque : « Ce collège, j’ai choisi d’y aller et d’y rester. Je suis une privilégiée, j’ai choisi mon métier, je m’amuse, je m’enrichis. » Quand elle évoque les élèves qui l’ont marquée, sa voix virevolte à toute vitesse. Un sourire accroche les mots. À ses débuts à la Courneuve, en région parisienne, un élève de Segpa l’intrigue. « Je me suis rendue compte qu’il n’avait pas grand-chose à faire dans ma classe. Mes collègues avaient les mêmes questionnements. On a demandé une nouvelle évaluation. » Il est réorienté vers la filière générale et accompagné. Alors qu’il est en seconde générale, il repasse donner des nouvelles. Les collégiens de Pascale doivent jouer sur scène L’avare de Molière, mais le projet est compromis car un élève les a lâchés. Le lycéen travaille « d’arrache-pied » pour se produire sur scène avec les collégiens. Il réussit ensuite un bac ES et un BTS.

Les moments compliqués, Pascale Thoirey-Bouyahmed ne souhaite pas les conserver, elle préfère penser aux mots des élèves. À la Courneuve, des élèves passés en lycée pro, lui écrivent pour qu’elle les accompagne au Sénégal pour un projet sur l’esclavage. « Je les avais fait participer au concours de la Résistance et ils ont pensé à moi », explique-t-elle. À Condorcet, un élève a rédigé : « Quand je viens en cours, vous savez trouver les mots et me mettre de bonne humeur. » Cette militante SNUIPP estime que dans l’Éducation nationale, « on est payé trois queues de radis » et que le « vrai salaire » est ailleurs : « Il y a une richesse que l’on ne pourra jamais nous retirer, c’est ce rapport humain. Cela fait de moi quelqu’un de meilleur. »

Juste semer une petite graine

Amina Benkhelouf-Segueg a été le pilier de la Maison de l’accompagnement scolaire de Valdegour. Sur ses lèvres défile l’histoire d’Issam, devenu professeur d’anglais, de Drissia, arrivée en France à 15 ans, qui venait à la MAS même quand elle n’avait pas de devoirs. Un beau jour, la moto d’un bénévole de l’association disparaît. Il veut tout arrêter. Drissia le convainc de rester. Devenue ingénieure en génie civil, la jeune femme travaillera sur le projet de rénovation du Parlement européen de Strasbourg. Sofiane, lui, cumule les bêtises, se fait exclure du collège. Amina le secoue mais perd sa trace. Elle apprend une condamnation à deux ans d’incarcération, dont un avec sursis. Six ans après, le téléphone de la MAS sonne. C’est Sofiane. Il vient de signer un CDI chez Orange. Il a des jumeaux de 9 mois et vit à Saint-Brieuc. Il veut remercier Amina. « On pataugeait avec lui, se souvient-elle. Juste le fait de croire en une personne, c'est une aide. » Enseigner, c’est parfois semer une petite graine : « Il ne faut pas baisser les bras, on a des résultats des années après. »

© Sabrina Ranvier

Gard

Voir Plus

A la une

Voir Plus

En direct

Voir Plus

Studio