Son nom est inconnu du grand public. Pourtant, ce féru d'Histoire et collectionneur de livres anciens fait déjà partie de la grande histoire judiciaire française. Il est le premier juge désigné, le coordinateur du terrible dossier du 13 novembre 2015. Un magistrat rigoureux, discret et silencieux qui se livre pour la première fois, à visage découvert, lui qui a œuvré dans l’ombre de la galerie Saint-Éloi pendant 19 ans.
Quel est le lien entre Yvan Colonna et celui qui est mis en examen pour l’avoir tué ? Quel est l’homme qui connaît aussi bien le dossier criminel de Charlie Hebdo, que celui des attentats du 13 novembre 2015, du Thalys, ou l’affaire Ghlam*, des attentats ou des tentatives d’attentat survenus lors de cette terrible année noire de 2015 ? Des dossiers terroristes dont tout le monde a entendu parler et où Christophe Teissier est au cœur du dispositif antiterroriste. Si ce nom ne vous dit rien, n'allez pas imaginer qu’il est l’instigateur secret d’une effroyable pulsion criminelle. Non, il s’agit d’un juge qui a porté, à la fois la voix du ministère public lors des procès Colonna, et qui a ensuite dirigé comme juge d’instruction au pôle antiterroriste les enquêtes concernant des plus récents attentats en France dont celui du 13 novembre 2015.
Discrétion absolue
Un magistrat d’une discrétion absolue qui fuit les journalistes et la gloire. Son quotidien, pendant 19 ans, a été de lutter ou de retrouver les terroristes, de démanteler les filières susceptibles de s’en prendre aux Français ou aux intérêts de notre pays.
Christophe Teissier est, depuis 2018, président de la chambre de l’instruction de Nîmes, c'est-à-dire qu’il contrôle le travail des juges d’instructions de la cour d’appel de Nîmes. Mais auparavant il était « le pilier discret », pour reprendre une expression de confrères parisiens de la galerie Saint-Éloi, une structure à l’ancien palais de justice de Paris qui accueillait les juges d’instruction spécialisés dans la lutte contre le terrorisme.
Ce féru d'Histoire, qui venait en vacances dans le Gard et l’Hérault et dont les racines sont locales, est né il y a 61 ans à Lille… Le Nord, lieu d’affectation de son père également magistrat. Lorsqu’il perd son papa à 14 ans, sa maman docteur en droit devient juge. La filière juridique est dans le sang des Teissier. Son père, né à Alès, était cévenol, sa mère avait des attaches à Sauve et Montpellier. Jeune, Christophe Teissier passe ses vacances jamais très loin des arènes et des monuments romains qu’il affectionne ou des recherches archéologiques qu’il pratique par passion auprès de chantiers de jeunesse.
L’Histoire, les livres, les arènes…
L'enfant qu'il est n’imagine pas un seul instant revêtir la robe de juriste. Il se rêve archéologue ou historien, des matières qui enchantent sa vie. Mais au lieu de gratter la terre, il va traquer plus tard les terroristes. Car après le bac et une maîtrise en droit privé où il s’intéresse surtout à l’histoire du droit, il entre à l’école de magistrature sur la trace de ses parents. Avec la robe noire, les rêveries de l'adolescence prennent fin. Il va mettre de côté son envie de faire l’école nationale des Chartes, afin de devenir directeur de musée par exemple. À la sortie de l'ENM (l'école nationale de la magistrature), son classement dans le ventre mou l’envoie pour sa première expérience comme juge d’instruction à Châlons-sur-Marne. « Il y avait à l’époque une affaire criminelle qui défrayait la chronique : celle des disparus de Mourmelon. Des militaires qui disparaissaient dans d’étranges conditions », raconte Christophe Teissier, qui contemple, tout en se confiant, l’amphithéâtre romain nîmois par la fenêtre de son bureau. Puis, il devient juge d’instruction à Pontoise, Bobigny avant qu’un procureur ne lui demande de venir dans un gros parquet de la région parisienne où il s’occupe de la délinquance organisée et des affaires criminelles pour le département du 9-3.
« Après presque dix ans de fonction, je lorgnais déjà sur Nîmes et le Languedoc. Mais, à chaque fois, je restais à Paris alors que je ne notais dans les souhaits qu’une seule destination parisienne et toutes les autres près de Nîmes », résume-t-il.
Il devient vice-procureur à Paris : « C’est le temps de la permanence, ça m’a beaucoup plu mais c’est un sport de jeune. » Un jour, alors qu’il est de permanence, on découvre une bombe au Sacré-Cœur : « Deux jours après, j’ai eu les félicitations du procureur pour le traitement de ce dossier et, deux mois après, j’avais une place à la section anti-terroriste du parquet de Paris. » C’est le début d’une longue carrière dans cette thématique. « Là encore, je me suis dit je reste deux-trois ans, puis je pars à Nîmes. Mais là aussi, j’ai été rattrapé car j’y suis resté 19 ans. »
« À ce moment-là, on parlait du terrorisme basque, Corse, mais pas de l’islamisme radical. Et mon chef me dit de prendre l’islamisme car personne n’en voulait », se souvient, en souriant le magistrat qui n’imagine pas à cet instant qu’il sera plus tard de tous les dossiers liés au Jihad. « Et puis l’islamisme a pris de l’ampleur et j’ai requis dans de gros dossier sur les filières afghanes, au correctionnel contre la tentative d’attentat de la cathédrale de Strasbourg. Mon procureur était Yves Bot, un modèle de travail, d’intelligence et d’efficacité », raconte le magistrat gardois. Puis, il passe au parquet général et plus particulièrement aux assises antiterroristes. « 90 % de mes assises étaient liées à l’ETA avec la logistique de cette organisation qui était en France. 10 % était consacré à la Corse. J’ai requis lors de deux procès Colonna et puis, pour la petite histoire, je mettrai aussi en examen quelques années plus tard celui qui est soupçonné d’être son agresseur à la prison d’Arles », énumère Christophe Teissier. Il estime que l’ETA est la seule organisation terroriste qui a été totalement démantelée grâce au travail de celle qui va devenir sa chef et une figure de la magistrature, Laurence le Vert. Il intègre en 2007 la section anti-terro, mais comme juge d’instruction. C’est d’ailleurs Laurence le Vert qui va l’appuyer pour prendre en charge son premier dossier médiatique, l’instruction de l’affaire Merah... Cet homme a tué, en 2012, à Toulouse et Montauban, six personnes dont trois enfants et il en blessera six autres. Merah sera tué par les policiers, mais l’enquête sera longue et minutieuse sous la houlette de Christophe Teissier.
La terrible année 2015 avec le juge nîmois au cœur des enquêtes
Ce collectionneur aux 6 000 livres sur la thématique du Gard ou écrits par des auteurs gardois, de 1559 à 1939, ne lâchera jamais les mots, les lettres et les livres même pendant « l’année terrible de 2015 ». C’est lors de cette année que Christophe Teissier est entré dans l’histoire de la Justice. En effet, ce juge a eu, entre les mains, tous les dossiers criminels les plus importants. Des affaires nationales mais aussi des dossiers planétaires comme les attentats de Charlie Hebdo ou ceux du 13 novembre 2015. Cette année-là, il s’occupe aussi du Thalys et de Ghlam. « On ne sait pas encore qu’il y a un lien entre tous ces dossiers », poursuit l'ex-juge anti-terro.
Mais c’est l’attentat du 13 novembre 2015 qui va marquer sa vie. Il est le premier juge d’instruction nommé dans ce dossier, une sorte de guide de l’instruction du plus important dossier criminel en France de l’après Seconde Guerre mondiale
Ce 13 novembre il n’est pas près de l’oublier. Il est près de 21h30 lorsque avachi sur son canapé, il reçoit un texto d’une collègue parisienne lui demandant s’il n’entend pas les tirs. « J’habitais dans le Xe arrondissement, près des bars qui ont été visés dès le départ des attentats, se remémore le juge. Puis, je regarde comme tout le monde la télé et je me rends compte que Paris est attaqué comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale. » Pendant plusieurs jours, c’est le parquet de Paris dirigé par une figure connue du monde judiciaire, le procureur François Molins, qui est chargé de l’enquête, avant qu’elle n’arrive quelques jours plus tard sur le bureau de Christophe Teissier et de sept autres juges parisiens.
« Lorsque je suis saisi, je suis dans ma bulle, je ne regarde plus la télé et les pseudos experts. Moi, j’ai une enquête à mener et je n’ai pas le droit à l’échec. Il y a trop de morts, trop de blessés, trop de victimes, trop de familles qui attendent des résultats, des réponses. Je suis, nous sommes, car, en réalité il y a huit juges saisis du dossier du 13 novembre, dans l’obligation de donner une réponse à ces personnes touchées dans leur chair, aux familles qui pleurent les morts du Bataclan ou des terrasses parisiennes. J’ai d’ailleurs toujours comme premier souvenir cette odeur du sang au Bataclan, c’était effroyable », raconte encore ému le juge. L’un de ses premiers gestes sera de signer une commission rogatoire européenne et internationale pour arrêter Salah Abdeslam qui est en fuite.
« Au départ dans cette enquête internationale, on parvient à identifier un homme : c’est Abaaoud… Avec ce nom c’est la panique, la peur, car tous les services de renseignement occidentaux sont passés au travers alors qu’ Abaaoud était un pion important de l’État Islamique. On se dit que s’il est à Paris, il va y avoir encore des attentats », revit-il. De plus pour l'ensemble des services de sécurité et de renseignements, Abaaoud était considéré comme mort et ne pouvait pas être l'un des responsables des attentats. « Dans ces attentats du 13-Novembre il y a une organisation criminelle, il y a une précision dans les attaques, mais aussi de l’amateurisme pour qu’ Abaaoud se cache dans un fourré près du périphérique après les attentats. Il y a quelque chose qui ne s’est pas bien passé pour les terroristes, il y a eu une désorganisation à un moment pour eux, mais on ne sait pas laquelle. »
Christophe Teissier n’oublie pas de remercier sa greffière Stéphanie, mais aussi Jérôme, le greffier en charge des centaines de victimes. Dans ce dossier tentaculaire, près de cinquante fausses victimes ont été desmasquées et condamnées, elles essayaient d'obtenir des dédommagements. Car la traque d’Abdeslam et l’enquête qui va suivre, vont accaparer la Justice pendant des mois. « Le premier mois, nous bossions tous les jours et parfois la nuit. Après quelques semaines, on a pu prendre le dimanche », se souvient le magistrat qui empile dans son bureau des mètres de procédure.
Coopération Eurojust
« La spécificité du 13-Novembre, c’est qu’on devait à la fois travailler sur la traque, mais aussi sur le démantèlement d’une structure. En raison du mode opératoire, du nombre de victimes, de cet attentat héliporté depuis la Syrie et de sa dimension internationale, mais aussi de l’attente portée en France il n’y avait pas de droit à l’erreur », pointe-t-il. Le magistrat découvre un système de coopération de justice européenne, Eurojust, « une structure majeure » dans leur travail. « Vraiment dans ce dossier il était impossible d’échouer », répète le président de la chambre de l’instruction de Nîmes. Salah Abdeslam sera arrêté à Molenbeek en Belgique le 18 mars 2016, après quatre mois de cavale. Christophe Teissier le mettra en examen, « il ne parlait pas, il ne clignait pas des yeux, il restait impassible alors que je récitais les noms des victimes ».
Le 29 juin 2022, la cour d'assises spéciale de Paris condamne Abdeslam à la perpétuité incompressible, la peine la plus lourde du code pénal. Le magistrat Teissier, lui, n’a pas assisté à l’audience. Un juge d'instruction ne peut rester plus de dix ans à la même fonction. Christophe Teissier a été nommé président de la chambre de l’instruction de Nîmes le 1er septembre 2018. Son bureau donne directement sur les arènes romaines. Un cadre idéal pour essayer d'oublier les morts et les terroristes et se replonger dans sa grande passion, l’Histoire.
*Sid-Ahmed Ghlam est un étudiant algérien qui a été condamné à la prison à perpétuité pour un projet d’attentat et le meurtre d’Aurélie Chatelain à Villejuif. Des faits commis en avril 2015.