LE DOSSIER La drôle de destinée des frères Jallatte

À droite : Jean Jallatte surnommé "toubib" a été fusillé à 21 ans.
Dessus : Denyse Landauer-Jallatte (épouse de Charly-Sam Jallatte).
Dessous : ce cliché de Charly-Sam Jallatte date de mai 1044 juste après son évasion de la Gestapo.
Un chef d’entreprise, un « toubib » martyr et un petit dernier que le destin ramène inlassablement à l’immeuble du 13 boulevard Gambetta.
Quand on prononce le mot Jallatte, on visualise tout de suite des chaussures de sécurité fabriquées dans le Gard. Jallatte n’est pas seulement une success story économique. Derrière ce patronyme se cachent également trois résistants : Pierre, Jean et Charly-Sam.
En 1940, Pierre, l’aîné, a 22 ans et est affecté à l’école
d’officiers de réserve de Fontainebleau. Le 17 juin, il refuse les ordres du maréchal Pétain de cesser le combat. Dénoncé par un officier supérieur, il est arrêté et mis trois mois aux arrêts. Il parvient à entrer dans la Résistance. Sabotages, transport de tracts… Il est incarcéré en Espagne mais réussit à rejoindre l’Algérie.
Toubib et le martyre du puits de Célas
Jean Jallatte, le second de la fratrie, a 17 ans quand éclate la guerre. En juillet 1943, alors qu’il étudie la médecine à Montpellier, il rejoint le mouvement Combat. Appelé aux chantiers de jeunesse, il profite du rassemblement protestant de Mialet pour rejoindre le maquis. Surnommé « toubib », il participe à de multiples actions de sabotages, de coups de main contre des entreprises au service de l’occupant. En juin 1944, il devient responsable sanitaire régional pour les Francs-tireurs et partisans français (FTPF). Il jette les bases d’un hôpital du maquis. Emprisonné au fort Vauban, il est torturé durant deux semaines par des membres français de la 8e compagnie de la division Brandebourg. Fusillé, il est jeté dans le puits de Célas. Il a seulement 21 ans.
La drôle d’histoire du 13 boulevard Gambetta
Charly-Sam est le petit dernier des frères Jallatte. Lycéen, il résiste, transporte des armes, de la dynamite. Le 23 mai 1944, la gestapo l’interpelle. L’interrogatoire est mené dans un immeuble cossu, situé 13 boulevard Gambetta à Nîmes. On lui frappe les reins, le visage, à coups de crosse et autres engins contondants. Le lendemain, ses geôliers veulent l'évacuer en voiture. Des cris font se retourner les deux gardiens. Charly-Sam Jallatte profite de cette diversion, s’échappe et rejoint le maquis de la Creuse. Le 4 octobre 1944, de retour à Nîmes, il apprend le martyr de son frère. Charly-Sam, 19 ans, devient responsable des services de renseignement de la Résistance dans le Gard. Il trouve facilement l’adresse : c’est le 13 boulevard Gambetta. La Résistance a récupéré l’immeuble qui avait été réquisitionné par la Gestapo.
Études de médecine
Après-guerre, Charly-Sam entame des études de médecine et tombe amoureux d’une étudiante, Denyse Landauer. La demande en mariage doit être faite au domicile de ses parents. « J'eus comme une défaillance lorsque l'adresse me fut précisée : 13 boulevard Gambetta à Nîmes. Monsieur et madame Landauer étaient en effet les véritables propriétaires de cet immeuble dont ils avaient été expulsés en février 1943 », raconte-t-il dans un recueil de témoignages*. En 1943, la Gestapo avait choisi l'immeuble des Landauer, un industriel israélite, pour en faire son QG. La famille qui s’était mise en sécurité, avait récupéré son bien après-guerre.
Chaussures de sécurité
Pierre, l’aîné des Jallatte, qui a participé au débarquement sur les côtes varoises, reprend la manufacture fondée par son père. Il la spécialise dans les chaussures de sécurité. Dans les années 1970, elle emploie jusqu’à 900 personnes. Pierre en quitte la direction en 1983. En 2007, le propriétaire, un fonds d’investissement, lance un projet de délocalisation en Tunisie avec licenciements drastiques. Grâce à la mobilisation du préfet et des élus, la décision est suspendue. Pierre Jallatte ne connaîtra pas la bonne nouvelle. Il est décédé le 8 juin, au pire moment de la crise. Charly-Sam Jallatte, pionnier de la recherche sur les hormones, est décédé en 2012. Son épouse a disparu en 2022.
*Au service de la France, recueil de témoignages de Pierre Lanvers, Éditions LBM, 2007.
Autres sources : AFMD 30 et dictionnaire universitaire des fusillés Maitron.
29 martyrs dans le puits de Célas
Une rumeur court en septembre 1944. Des hommes auraient été jetés dans une mine désaffectée. Un spéléologue y découvre trois couches de cadavres. Parmi eux, deux femmes allemandes.
Trois semaines après la libération d’Alès, mi-septembre 1944, le service de renseignement des FFI-FTPF interpelle le sous-préfet d’Alès, Laurent Spadale. Il y aurait un charnier sur la commune de Servas. Une enquête est lancée. Oui, les voisins ont bien entendu des bruits de fusillade les 10 et 11 juin ainsi que les 11 et 12 juillet. Certains ont vu des corps abattus et jetés dans le puits de Célas. Cette ancienne mine de lignite est désaffectée. Les machines ne fonctionnent plus. On envoie un spéléologue marseillais sonder les profondeurs. La première couche de cadavre apparaît 132 m plus bas. L’odeur est terrible. Les corps ont été déchiquetés par la chute, les vêtements arrachés par les crochets posés le long du puits. Plusieurs médecins dont le docteur Champetier, qui avait lui-même été arrêté par les miliciens en juin, procèdent à l’identification à partir notamment de la dentition. Au total, 32 corps sont extraits. Les plus jeunes ont 21 ans, le plus âgé 66.
Allemandes et résistantes
Deux corps de femmes sont remontés du puits de Célas. Leurs noms : Lisa Ost et Hedwig* Rahmel-Robens. Ces deux résistantes étaient Allemandes. Hedwig, née en novembre 1896 en Saxe, est infirmière de profession. Très tôt, en 1918, elle milite avec la ligue Spartakiste de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. En 1935, quand les nazis prennent le pouvoir en Allemagne, elle fuit en Tchécoslovaquie. En 1937, elle part défendre l’Espagne républicaine au sein des Brigades internationales. Elle y est employée comme infirmière et y rencontre un autre Allemand, Christian Robens, qu’elle épouse. Après la Retirada**, elle est internée dans un camp dans les Pyrénées-Atlantiques. Avec son mari, elle rejoint dans les Cévennes le maquis fondé par un ancien des brigades internationales, François Rouan, alias "Montaigne". Ce maquis ne rassemble quasiment que des étrangers, principalement des Allemands et Autrichiens, anciens combattants des Brigades internationales.
Lisa Ost, une autre Allemande ayant combattu en Espagne, assure avec Hedwig des missions d’infirmière et d’agent de liaison. Le 30 mai 1944, déguisés en résistants, des Waffen SS français lancent une opération de démantèlement. Le mari d’Hedwige est piégé. Hedwig et Lisa fuient. On leur fournit des faux papiers, les faisant passer pour des Lorraines. Elles font étape une nuit dans un hôtel alésien. Erreur. Elles ont choisi le Rich’hôtel où logeaient des SS. Les deux femmes sont arrêtées. Torturées durant vingt jours, elles seront abattues et jetées dans le puits de Célas. Elles ne pourront pas voir un autre résistant antifasciste allemand, Norbert Beisacker, descendre l’emblème à croix gammée flottant de la caserne Montcalm le 25 août, pour la libération de Nîmes.
*Sources dictionnaire universitaire dictionnaire universitaire Maitron des fusillés 1940-1944
** Retirada, l’exil des Républicains espagnols à la fin de la guerre d’Espagne en janvier 1936.
Plaques commémoratives
Une plaque commémorative est posée à l’intérieur du puits. Y figurent seulement 29 noms alors que 32 corps ont été remontés. Les trois patronymes effacés sont ceux d’un résistant passé au service des Allemands et de deux miliciens réputés pour être particulièrement odieux : Lagier dit "Spada" et Paul Reynaud, alias "Bretelle". De nouvelles plaques plus visibles seront inaugurées le 6 octobre 2024. Les membres de l’association AFMD DT 30 sont en train d'établir les notices biographiques précises des martyres. Une plaquette sera éditée.