Publié il y a 1 an - Mise à jour le 03.04.2023 - François Desmeures - 6 min  - vu 1338 fois

FAIT DU JOUR Jean-François Bouteille, DJ du camion CFDT d'Alès : "Quel est le projet de vie qu'on propose aux gens ?"

Jean-François Bouteille, sur le camion CFDT, lors de la manifestation du 7 mars

- (photo François Desmeures)

Fort de vingt ans de syndicalisme à Merlin-Gérin et dans les instances syndicales, Jean-François Bouteille envoie autant de slogans du haut du camion CFDT, lors des manifestations à Alès, que d'invitations à rendre le moment festif, sans pour autant perdre de vue le message de fond. Alors que se profile la rencontre entre la Première ministre et les syndicats, regard sur l'époque de la part d'un "pessimiste" enthousiaste. 

Jean-François Bouteille, sur le camion CFDT, lors de la manifestation du 7 mars • (photo François Desmeures)

"Je veux voir vos mains en l'air, agitez-les, agitez-les fort, que le courant d'air fasse partir cette réforme une bonne fois pour toutes !" Musique rythmée, accent plus cévenol que nîmois, Jean-François Bouteille a assuré l'ambiance du camion CFDT au cours des dix cortèges alésiens. Avec ses drapeaux orange, le syndicat et ses membres sont très présents depuis le début de la mobilisation alésienne, venant juste après les camions de l'union locale CGT et des cheminots. Certains ont même l'impression d'un retour dans la famille de l'intersyndicale. Ce qui n'est pas tout à fait vrai. Mais sans doute est-ce l'effet déformant de l'unité retrouvée... 

La CFDT, Jean-François Bouteille en a franchi les portes en 2001, trois ans après être entré à Merlin-Gérin. "Mon père y était. J'en entendais parler comme ça, à la maison, mais sans plus. J'avais des petits soucis de location. Je suis allé voir le syndicat pour un coup de pouce." Et il n'a plus quitté la maison. "Il y avait une équipe de gens sympas. Puis, c'est vite devenu : "Tu ne veux pas être délégué du personnel ?" Puis : "Tu ne veux pas entrer au CE ?" Le problème, c'est que quand on me demande mon avis, j'aime bien le donner", sourit celui qui laisse petit à petit les clés aux autres. Mais reste dans la boutique. 

"C'est une force de montrer qu'on est déterminés, sans être dans l'insulte et la violence"

Il a été secrétaire du syndicat de la métallurgie "pendant quelque temps", puis pour l'ensemble du groupe Schneider-Electric. "Aujourd'hui, je ne suis même plus délégué syndical." Pour autant, il conserve "l'esprit d'équipe, qui fait qu'on est efficaces". Et, les jours de cortège, c'est même une vertu essentielle. Parce qu'un jour de manifestation "se prépare au soir de la dernière. Il faut réserver le camion, la puissance électrique, vérifier que les gens soient disponibles pour venir, se voir avec les autres organisations syndicales, calculer le parcours pour que la manifestation soit visible mais aussi sécurisée". Puis, la veille ou le matin, à partir de 7h15, la sono est arrimée au camion. Celle de Jean-François. Formé comme animateur de colonie de vacances, il lui arrive d'apporter ambiance, musique et bonne humeur le week-end. 

Jean-François Bouteille est entré à Merlin-Gérin en 1998, à la CFDT en 2001 • (photo François Desmeures)

C'est avant tout celle-ci qu'il diffuse durant les plus de deux heures qu'ont duré chacun des dix défilés contre la réforme des retraites. En lançant quelques galéjades bien senties et en impliquant les manifestants. "Il faut que ce soit festif, parce que c'est une force de montrer qu'on est déterminés, sans être dans l'insulte et la violence. On peut être en colère, indignés. Mais ce n'est pas une raison pour faire la gueule."

La ligne de policiers anti-émeutes du 28 mars, Jean-François Bouteille les a "asticotés, en leur demandant : "Va-t-on mettre des déambulateurs dans vos motos d'intervention ?" On sent qu'eux non plus n'ont pas envie de bosser jusqu'à 64 ans...", conclut le quinquagénaire. S'il fait danser les centaines de manifestants qui le suivent, parfois agiter des mains, il s'interdit d'exagérer. "Ce n'est pas la Love parade non plus..."

"Sur Alès, il y a une bonne entente entre les organisations syndicales"

Des centaines, l'estimation n'est pas exagérée. Par sympathie pour le syndicat ou la musique, les rangs qui suivent les drapeaux CFDT sont fleuris en cette saison hiver-printemps 2023. "Cette mobilisation a permis de revoir des gens d'autres secteurs, de retisser des liens. C'est agréable de se retrouver ensemble, après ces années covid. Et puis, sur Alès, il y a une bonne entente entre les organisations syndicales. Je retrouve l'ambiance du marché. Bon, on a parfois plus l'habitude de se mettre sur la gueule, mais la dernière fois, j'ai fait applaudir Philippe Martinez, pour sa dernière manif comme secrétaire général de la CGT. C'est un syndicaliste et les gens apprécient qu'on mette de côté nos différences."

D'autant que, pour Jean-François Bouteille, "à la CGT, comme à la CFDT, il y a des modérés et des radicaux". Lui n'hésite pas non plus à se montrer critique sur son "patron". "On a pu avoir l'impression, au début, que Laurent Berger (secrétaire général de la CFDT, NDLR) était perché sur son tracteur. Puis, il y a eu des congrès de fédérations qui l'ont ramené les pieds dans le champ." S'il a bien entendu quelques personnes s'étonner de voir la CFDT participer à l'intersyndicale, il assure que c'est resté à l'état de "galéjades"

"À la CFDT, on n'a peut-être pas été assez durs à certaines époques, mais les décisions sont prises démocratiquement"

D'ailleurs, sa famille syndicale, c'est bien celle où il se sent le mieux. "L'action syndicale doit correspondre aux valeurs de chacun. Moi, je suis très démocrate. Je veux que tous puissent prendre la parole. On n'a peut-être pas été assez durs à certaines époques, mais les décisions sont prises démocratiquement. On remplit un seau avec de petites graines. Mais, à force, on remplit le seau. Quand on a un peu de caractère cévenol, ça peut être frustrant... On a une force de caractère, liée à notre histoire, qui fait que ce n'est pas parce qu'on nous le dit que c'est vrai. Oui, on est décriés, en tant que CFDT, quand on signe des accords. Puis, d'autres salariés reviennent vers nous en justifiant ce qu'on a fait..." S'il garde le regret d'un accord signé par la CFDT, c'est la loi pénibilité au travail : "On a fait une usine à gaz qu'il faut du temps pour mettre en place."

La réforme des retraites en est une autre. S'il peut entendre un besoin de réformer - mais avec la nécessité d'entendre pourquoi et comment...? -, il dénonce en premier lieu la méthode Macron. "Ce n'est pas parce qu'on se met autour d'une table qu'on va forcément être d'accord. Mais bon, pour discuter, il faut être deux. Son côté "il faut le faire, je passe en force", ça ne pouvait pas marcher. Pour moi, c'est une grève de cristallisation. On nous dit qu'il faut travailler plus longtemps alors qu'on voit que des gens ne font jamais leur pot de départ parce qu'ils sont virés avant ou sont en arrêt maladie au moment de leur départ... Le Gouvernement fait beaucoup d'effets d'annonce sur le travail des seniors. Mais je ne pense pas que leur dispositif solutionnera le problème."

""Une dame qui a travaillé en crèche jusqu'à 55 ans, même formée diféremment, quelle entreprise va l'embaucher ?"

Quant à la reconversion à un certain âge, il n'y croit pas. "Une dame qui a travaillé en crèche jusqu'à 55 ans, même formée différemment, quelle entreprise va l'embaucher ?" Des salariées qui en viennent à lui tirer des larmes, quand il pense à "ces salariées des crèches de l'Agglo qui ont fait toutes les manifestations du début à la fin", et pour lesquelles il sait quel sacrifice financier cela peut représenter. Et puis, pour lui, l'épanouissement dans l'auto-entreprise est un leurre, qui ne garantit pas de revenu à celui qui l'est "et ne génère pas de cotisations sociales"

Cette semaine verra donc la Première ministre recevoir les syndicats. Avec un éléphant ou un mammouth dans la pièce, puisqu'il s'agit pour Élisabeth Borne de réussir à éviter le sujet réforme des retraites. "Pour la suite, on est un peu au jour le jour." Une nouvelle mobilisation a été annoncée pour le 6 avril et, dans le week-end, la tête de la CGT a changé pour Sophie Binet. "Avec Borne, on parlera des retraites, même s'ils ne veulent pas", tranche Jean-François Bouteille.

Et puis, cette période de lutte pourrait voir l'évolution du rapport de force... dans le fond. "Le mouvement a une double utilité : lutter contre la réforme des retraites et monter ce qu'est un syndicat. On voit arriver des jeunes, mais toutes les tranches d'âge ont un regain d'intérêt pour les syndicats actuellement. Ce qui amène à un travail de réflexion dans les entreprises. Et tant mieux ! Il faut nous donner du poids plutôt qu'être mal élus avec un faible taux de participation !"  

"Je suis syndicaliste, et donc idéaliste"

En tout cas, Jean-François, lui, ne se découragera pas. "On a un collègue, Pierrot, qui a fait toutes les manifs sur son fauteuil roulant. Lui, il nous tire vers le haut." Et représente presque une injonction à ne pas lâcher face à ce qui représente un "projet de société". Projet qui fait fi de l'importance des retraités dans le contingent des maires de villages, dans le fonctionnement de toutes les associations, et "même les syndicats".

"Pour la CFDT, insiste Jean-François Bouteille, le travail doit permettre de s'épanouir, mais pas d'y perdre sa vie ou sa santé. Aujourd'hui, le travail n'est plus la vie. Et puis, travailler pour qui ? Si ça ne se résume qu'à rembourser la dette de l'État, ce n'est pas motivant." 

Il en est convaincu, cet épisode de lutte contre la réforme des retraites laissera des traces, même si l'intersyndicale et la rue n'emportent pas la partie. Et, en premier lieu, dans la tête des gens. "Je suis syndicaliste, et donc idéaliste. Vu comment la démocratie a été malmenée, les cicatrices vont rester ouvertes. Il va falloir que les gens s'écoutent. Aujourd'hui, la finance préside à la démocratie. Mais quel est le projet de vie qu'on propose aux gens ?"

François Desmeures

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