FAIT DU JOUR Anne Legile : "Les Cévennes, le parc national où on peut faire le lien entre protection et développement"
Elle est restée huit ans à la tête du seul parc national de France dont la zone coeur est habitée, celui des Cévennes. Anne Legile est actuellement à la recherche d'un nouveau point de chute à partir du 1er janvier 2024, mais ce ne sera pas un autre parc national, se disant trop liée à celui qu'elle quitte. Retour, avec la directrice du Parc national des Cévennes sur le départ, sur des années fortes en changement climatique, missions environnementales augmentées et renforcement de la présence du loup sur le territoire.
Objectif Gard : Prendre la tête du Parc national des Cévennes, c'était un choix de votre part ?
Anne Legile : Bien sûr, on ne vient pas par hasard dans les Cévennes. J'étais à Paris, je travaillais à l'international. Je passais la moitié de mon temps sur le continent africain.
Qu'est-ce qui vous attirait dans le fait de venir dans les Cévennes ?
Lorsque j'ai commencé à chercher un nouveau boulot, je me suis dirigée vers les parcs parce que je trouve que ce sont des instruments assez extraordinaires de développement territorial. Dans mon emploi précédent, j'étais un peu fatiguée de faire des prescriptions, des recommandations, mais de ne pas être la cheffe de projet : j'étais bailleur de fonds, je venais suivre la mise en oeuvre, faire des recommandations, etc. Mais on me voyait surtout comme un banquier, pas comme une technicienne que je suis - je suis ingénieure agronome. C'était important, pour moi, d'être connectée au monde rural, au monde agricole, etc. Les Cévennes, c'est le parc national qui me correspond le mieux, parce que c'est celui où on a le plus la capacité de faire le lien entre protection et développement, parce que c'est un parc avec des activités pérennes, y compris dans sa zone protégée. Et ça peut-être un modèle pour de très nombreuses campagnes françaises, pour aller vers un développement véritablement durable, qui protège les ressources tout en permettant aux habitants de vivre de leur activité.
Que connaissiez-vous du territoire avant de venir comme directrice ?
Je venais régulièrement à Montpellier et dans les Cévennes. C'est un territoire - même quand on n'y vit pas - qui est connu de par son histoire. Quand j'étais gamine, mon père me parlait souvent du mont Aigoual et de ses caprices météo. J'ai été imprégnée de ce territoire. À 30 ans, j'ai repris des études et me suis spécialisée en agronomie tropicale. J'ai passé un an à Montpellier et je venais régulièrement dans les Cévennes. Et puis, mes parents ont eu, pendant une dizaine d'années, un appartement à Montpellier et nous sillonions les Cévennes.
"Une décision qui n'a pas été facile à prendre"
Qu'est-ce qui vous fait partir aujourd'hui ?
Huit ans, c'est un bail... J'ai regardé l'historique des directeurs de parc des Cévennes et je suis celle qui est restée le plus longtemps. Forcément, c'est un métier passionnant, très enrichissant et gratifiant. Mais, aussi, usant. Je suis quelqu'un qui met beaucoup d'énergie dans ce qu'il fait et je me suis rendu compte que, de l'énergie, j'en avais un peu moins qu'au départ. Et puis, une forme de routine s'installe. C'est à la fois très confortable, parce qu'on connaît les acteurs, les enjeux, les leviers, etc. Mais j'ai besoin de me ressourcer avec de la nouveauté, des nouvelles personnes, de nouveaux enjeux. Je sentais que je commençais à tourner en rond et je trouve que ce n'est pas bon. Pour le Parc, c'est bien qu'une nouvelle personne apporte une nouvelle énergie. Mais bon, je vais être honnête, c'est une décision qui n'a pas été facile à prendre. Et j'ai mis du temps pour la prendre.
Votre nouvel emploi passe forcément par un déplacement géographique...
Forcément, non. Mais il y a de grandes chances. J'adore ce territoire. Si je pouvais y rester, ce serait vraiment très bien. Pour l'instant, je n'ai pas vu ce qui me permettrait d'y rester professionnellement. Mais on ne sait jamais...
"Ici, on peut expérimenter et mettre en oeuvre le développement durable dans toutes ses composantes"
Passer de Florac à, éventuellement, une grande ville, ça ne vous effraie pas comme changement de vie ?
J'étais passée de Paris à Florac et, dans ce sens, je pense que c'est facile : on pase d'un environnement agressif - en matière de bruits, de lumières, etc. - à un environnement calme. Et, surtout, d'un environnement social assez dur, où on est anonyme - je suis restée plus de dix ans à Paris et je n'ai pas vraiment noué de contact - à un territoire où tout le monde se connaît. Et moi, j'apprécie : j'habite à l'autre bout de Florac et j'aime m'arrêter cinq ou six fois pour dire bonjour, que le boulanger connaisse mes habitudes, etc. Être directrice du parc, c'est une vie à Florac. Il y a beaucoup d'autres parcs nationaux où le siège n'est pas au coeur du parc. Je suis Floracoise désormais, ici c'est chez moi. Donc, oui, ce sera difficile...
L'une des particularités du parc national des Cévennes est d'être habité en son coeur. Est-ce que ça représente une difficulté de gestion pour la directrice ?
Je trouve cela intéressant parce qu'ici, on peut expérimenter et mettre en oeuvre le développement durable dans toutes ses composantes : sociale, économique, humaine, environnementale, etc. L'avantage qu'on a ici, c'est que pour tester les évolutions vers lesquelles il faut aller, on peut s'appuyer sur un établissement de 80 personnes pour accompagner le territoire. Moi, je viens d'un territoire très rural, j'ai passé mon enfance dans un village de 160 habitants, dans la Meuse, vidée de sa population par la guerre de 14. On n'a pas eu la chance d'avoir un établissement public qui nous accompagne pour mettre en oeuvre des trajectoires d'évolution.
"L'an passé, à cette mème période, sur le causse Méjean, il n'y avait que trois jours de réserve d'eau"
Les évolutions climatiques que vous évoquez rendent-elles la gestion du Parc plus compliquée ? Notamment dans les missions de conservation et de gestion du patrimoine naturel, qui incombent au Parc...
On se pose beaucoup de questions quand on voit les niveaux d'étiage des rivières en été. En commençant par des questions économiques : quand vous avez une économie touristique basée sur la descente des gorges du Tarn et qu'il n'y a plus assez d'eau, peut-être dans 5 ou 10 ans, ça va changer la donne. Et sur un plan écologique, évidemment, c'est énorme... Et la question de l'eau est centrale. L'an passé, à cette mème période, sur le causse Méjean, il n'y avait que trois jours de réserve d'eau. Pour les bêtes et les Hommes. Ça veut dire qu'il n'y a plus la capacité d'accueillir ou de développer des troupeaux. Il faut trouver autre chose, comme plus de sobriété dans les usages, des systèmes de récupération d'eau, etc. On voit aussi les périodes de mise à fleur sur le mont Lozère : on a "gagné" plus de quinze jours en quinze ans. C'est énorme !
Vous avez dû également assister à un engouement croissant pour les Cévennes, notamment depuis la fin de la crise Covid. Pensez-vous, notamment avec ce que vous venez de dire sur le manque d'eau, que le territoire est en capacité d'absorber encore des populations et n'est-ce pas un frein au développement ?
Il faut relativiser. On parle de l'envolée des prix immobiliers... Mais ça a toujours été très cher ici, parce qu'il n'y rien à vendre. Les gens sont très attachés à leurs biens, ne veulent pas les céder. Dès qu'on a des collègues qui arrivent, c'est la croix et la bannière pour trouver un logement. Moi, je n'ai pas senti - et peut-être je me trompe parce que ce n'est pas la même vision dans le Gard et en Lozère - cette arrivée massive qu'on nous annonçait suite au Covid. Les gens ont plutôt bougé d'une grosse agglomération vers une plus petite, dans des lieux où des transports en commun permettent d'atteindre les lieux précédents. Les Cévennes ne présentent pas ces caractéristiques.
"On lance une étude sur les ressources en eau dans le massif granitique"
Et côté tourisme, alors que la Lozère a connu un pic de fréquentation après le Covid ?
Là encore, en juillet dernier, il n'y avait personne en Lozère. On a eu une très belle avant-saison, une belle arrière-saison. Mais en juillet, il n'y avait personne. Comme sur le bord de mer. Parce qu'on a été identifié comme un territoire du sud, un territoire chaud. La capacité d'absorption reste une vraie question. Si on reste sur les utilisations actuelles, on va atteindre des limites. Mais je pense qu'il y a quand même des choses à faire en matière de gestion. Dans le cadre de nos missions de connaissance, le Parc avait mené une étude sur le fonctionnement hydrogéologique du causse Méjean et on lance une étude sur les ressources en eau dans le massif granitique. Pour évaluer les réserves potentielles. Mais, de toute façon, il faudra aller vers une sobriété des usages.
Vous avez connu, en 2019, une manifestation d'agriculteurs devant les portes du Parc national, à Florac. Le dialogue s'est-il amélioré depuis ?
Il y a eu un moment épidermique, en 2019. Mais je pense qu'à ce moment-là, on a été un bouc émissaire : le Parc représente un peu les écolos... Et on est le dernier service étatique de proximité. Quand je faisais des tournées dans les communes, pour parler d'adhésion, j'entendais des "Ouais, mais il n'y a plus La Poste !" Je n'y suis pour rien mais comme on est les derniers représentants de l'État à venir... C'était au moment où on parlait d'"agri-bashing". Or, nous, on a toujours dit - et moi-même, je suis agronome - que l'agriculture était essentielle dans ce territoire. Les Cévennes n'ont pas connu la révolution agricole qu'ont pu connaître d'autres régions. Mais, aujourd'hui, je dirais "tant mieux !" Parce qu'on a des capacités à répondre à une demande de la population d'une agriculture de qualité. Après, les consommateurs ont aussi une responsabilité : on veut des produits de qualité mais on ne veut pas les payer. Moi, je comprends l'éleveur du mont Lozère qui fait du broutard en bio et qui ne trouve pas la rémunératin. Ça, ça ne va pas ! Il faut êre prêt à se dire "je vais manger un peu moins de viande. Mais la viande que je mange, je sais d'où elle vient et je la paie plus cher pour rémunérer l'agriculteur". On a été un bouc émissaire facile mais, avant et après, je crois qu'on a noué une relation de confiance avec les responsables syndicaux, les présidents des chambres, etc. Ça ne veut pas dire qu'on est tout le temps d'accord. Mais, au moins, on se parle, on comprend les contraintes des uns et des autres et on essaie de trouver des solutions. Beaucoup d'agriculteutrs nous ont dit "vous voulez nous faire revenir à l'agriculture de nos grands-parents..." Et les mêmes disent que les anciens avaient du savoir-faire.
"Je trouve que le droit pour l'éleveur à défendre son troupeau, il est vraiment primordial"
Cet été, notamment, vous avez assisté à la colère des éleveurs à l'estive de Camprieu, à la suite d'une nouvelle attaque de loup (relire ici). Comprenez-vous la colère des éleveurs face au retour du loup dans les Cévennes ?
Je ne suis pas éleveuse mais je comprends parfaitement qu'un éleveur qui trouve au matin, en allant au parc, une brebis égorgée, qu'il doit euthanasier, c'est horrible. J'en suis consciente. On peut être empathique, mais ce qu'ils vivent, on ne peut pas comprendre. Notre rôle, c'est de tout faire pour que les éleveurs puissent se protéger au maximum du loup. C'est une espèce protégée, elle est revenue naturellement sur le territoire. S'il ne pouvait manger que du chevreuil et des sangliers, ce serait génial et ça arrangerait même les forestiers. Malheureusement, ce n'est pas le cas parce que le loup est un animal opportuniste et c'est beaucoup plus simple d'aller au garde-manger... On essaie de tout faire pour que ces cas de prédation soient réduits au minimum. Cette année, le Parc est allé chercher de l'argent, pour avoir des bergers mobiles pour accompagner les éleveurs et renforcer la protection des troupeaux. Je trouve que le droit pour l'éleveur à défendre son troupeau, il est vraiment primordial. On est dans un parc national où les tirs de défense sont autorisés, ce n'est pas le cas dans les autres.
La station Alti Aigoual interpellait le Parc national des Cévennes, l'année dernière, afin d'ouvrir des pistes aux VTT (relire ici). Où en est le dialogue avec la station et pensez-vous qu'une station de ce type, de moyenne montagne dans le sud de la France, prise entre la raréfaction de neige et les mesures de protection de la nature, ait de l'avenir ?
Ce territoire. un avenir touristique, surtout là où il est placé, aussi près de Montpellier. Mais le tourisme qu'on a vu jusqu'à présent - les Montpelliérains qui montent pour la journée de ski ou pour faire découvrir la neige aux enfants, ce sera fini à court ou moyen terme. À L'Espérou, c'est dur à prendre en compte, la location de ski pouvait faire un treizième mois. Ce territoire a un avenir touristique, sans infrastructure monstrueuse, sauf en matière d'hébergement et de restauration : il faut proposer une offre qui fasse que les gens aient envie de rester. Avec des hébergements un peu sympas, et pas un vieil hôtel, des produits locaux dans la restauration, etc. Un offre en adéquation avec ce lieu exceptionnel. On ne vient pas à l'Aigoual pour ce qu'on trouve à Carnon ou Palavas-les-Flots. J'ai entendu parler de tyrolienne, notamment. Mais tous les territoires font ça ! Ici, il faut se démarquer, justement parce qu'on est un territoire de ressourcement. Une autre idée était de faire de la descente en VTT et d'utiliser les remontées mécaniques. Moi, je vais souvent dans les Alpes. Ceux qui font de la descente en VTT, ils ne viennent pas à l'Aigoual. ils vont à l'Alpe-d'Huez, casqués, pour faire des pentes importantes... Ce n'est pas la peine de faire des produits bas de gamme pour être sur le même marché. Il faut se distinguer. On nous dit "vous voulez faire un tourisme élitiste". Mais on peut faire du bon et du beau qui reste accessible ! Prenez le Mas de la Barque : ils ont fait le choix, il y a plus de 20 ans, de démonter les remontées mécaniques. C'était hyper courageux. Et ils ont développé de beaux gîtes en coeur de parc. Et c'est plein ! Les gens adorent ! La restauration a déjà beaucoup changé à Alti Aigoual, c'est bien.
Sur l'Aigoual, notamment, l'Office national des forêts (ONF) continue d'ouvrir des chemins pour l'exploitation du bois, alors même que la station ne peut pas ouvrir de pistes VTT. N'est-ce pas contradictoire ?
Aujourd'hui, il y a la problématique incendie qui entre en jeu. Dès que c'est une question de sécurité, on a nous aussi du mal à dire que ça ne nous paraît pas forcément utile... Je reste d'ailleurs étonnée comment, en France, dans un milieu de moyenne montagne comme ici, les forestier sont des équipements incroyables, des tracteurs et des camions toujours plus gros. Et, du coup, il faut adapter le milieu aux équipements. Donc, des pistes forestières toujours plus larges, on dégage les murets, etc. Et on nous dit. "Ah mais, sinon, économiquement, c'est pas rentable". Ok... Mais pourquoi les Allemands, Autrichiens, Slovènes, ils y parviennent avec du matériel plus petit ? On ne va pas nous dire qu'en Allemagne et Autriche, le coût du travail serait inférieur... On est toujours dans une approche du milieu qui vise à agir contre, et pas avec. Il faut le dompter.
"J'ai droit à un grand sourire, et on me dit "on est bien, hein, quand même, ici"
Pensez-vous que ce soit spécifique aux Cévennes ?
Je me suis beaucoup interrogée là-dessus. Quand je suis arrivée ici, pendant six mois, on me demandait si ça allait, si je m'adaptais parce que "ici, c'est dur". Ah bon ? Qu'est-ce qui est dur ? Moi, je trouvais ça plutôt sympa. Je fais un métier que j'aime, socialement c'est plutôt chouette, on est dans une région magnifique... Je ne trouvais pas ça plus dur que les banlieues de Paris ou Lyon... Je pense que le territoire a été dur, et ça s'est transmis. Parce que les gens qui sont ici sont ceux qui sont restés et qui, quelque part, ont subi le territoire. Moi, j'ai choisi de venir ci. Donc, je ne le vois pas sous le même angle. Par rapport au Parc national, ça devient "comme le territoire est dur, vous n'allez pas nous ajouter des contraintes, quoi !" Mais ce qui est drôle, alors que je m'apprête à partir et que ça se sait, certains me demandent "alors, vous restez ?" Je réponds que j'aimerais bien rester, si je pouvais. Et là, j'ai droit à un grand sourire, et on me dit "on est bien, hein, quand même, ici".
Entre les différentes mesures réglementaires et les labels, certains Cévenols craignent de voir le territoire vitrifié, dans lequel il ne serait plus possible de faire quoi que ce soit. Avez-vous ressenti cette crainte ?
Ce sont des choses qu'ont m'a dite, il ne faut pas figer le territoire. Mais le Parc le prend en compte : sur les autorisations qu'on donne en matière d'arcihtecture, par exemple. Il y a 30 ans, on disait "petits carreaux, pas d'agrandissement de baie vitrée..." Moi, je comprends très bien que les gens qui habitent dans les vieilles maisons cévenoles aient envie de pluss de lumière, de maisons mieux isolées. De nombreuses fois, on autorise des fenêtres plus grandes, des ouvertures sur le toit, etc. L'idée n'est pas de vitrifier le territoire. En revanche, ce territoire n'existe nulle part ailleurs. On. a fait ici plusieurs rencontres des onze parcs nationaux de France, qui sont parmi les plus beaux endroits de la terre. Chaque fois que nos collègues viennent, ils sont épatés par le territoire et sa diversité. Donc, il faut aussi que ce territoire garde son caractère.
Enfin, personnellement, quel restera votre coin préféré des Cévennes ?
Le Parc des Cévevnnes (sourire)... Si je dis une zone, on va me le reprocher... Même si, moi, j'aime les grands espaces et voir loin. Tout ce qui est crête. Donc, le causse Méjean, le Bougès, l'Aigoual, c'est fabuleux. Je suis moins à l'aise dans des environnements très forestiers.
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