L'INTERVIEW Arnaud Bord, président sortant du conseil des Prud'hommes : "Si une entreprise veut être sereine, il suffit qu'elle respecte la loi"
Après 14 ans au conseil des prud'hommes, Arnaud Bord en a quitté la présidence, mardi 31 janvier. S'il se murmure qu'il pourrait à nouveau siéger dans des temps pas si lointains, son départ est l'occasion de revenir sur l'évolution du travail, à Alès, depuis la fin des années 2000. Entretien.
Objectif Gard : Pas trop triste de dire au revoir au conseil des prud'hommes ?
Arnaud Bord : Si, parce que, quatorze ans, ce n'est pas anodin. Ce sont beaucoup d'affaires, de vies, de salariés, d'entreprises qu'on a eus entre les mains. C'est une famille où jai vu passer des gens, partir, des nouveaux arriver... Et puis, c'est passionnant. J'ai rappelé, dans mon discours d'audience solennelle de rentrée, NDLR), que je suis très attaché à la justice (relire ici) : pour moi, c'est le socle de la République parce que les trois fondements de la République ne sont rien sans la justice.
Il y a quatorze ans démarrait à peine la crise financière de 2008. Y a-t-il eu un lien entre votre engagement prud'homal et cette crise mondiale ?
Non, à ce moment-là, j'étais très engagé dans la lutte syndicale dans mon ancienne entreprise, Call Expert, où 160 emplois étaient menacés. Mon syndicat m'avait demandé si ça m'intéressait de m'engager dans la prud'homie et, fort volontiers, j'étais venu.
"On assiste aux premières vraies répercussions des années Covid (...) Les premiers qui en pâtissent sont les salariés"
En 14 ans, vous avez assisté à l'évolution du travail et de son marché à Alès. Quelles en sont les grandes lignes ?
On a vu l'industrie s'effondrer tandis que le commerce et les activités diverses ont augmenté. Aujourd'hui, sur l'année 2022, on assiste aux premières vraies répercussions des années Covid : malgré les aides du Gouvernement et les aménagements, on voit les difficultés que connaissent les entreprises. Les premiers qui en pâtissent sont les salariés. C'est comme un tsunami : la mer se retire et, ensuite, les vagues arrivent. Et 2023, ça risque d'être très intense et dense en matière d'activité, on le voit déjà dans le nombre de dossiers enregistrés en cette fin d'année.
Donc, le bilan est assez négatif sur l'évolution du marché du travail dans les quatorze dernières années...
Il est à mitiger : il y a des créations, d'un côté, avec de nouvelles entreprises qu'on voit venir et qu'on ne connaissait pas. Mais il y a aussi de grandes entreprises historiques d'Alès qui ont passé nos portes. Dans ces quatorze années, on a vu Richard Ducros, on a vu Tamaris, on a vu Jallatte... De grands groupes, qui étaient des fleurons alésiens, sont passés devant notre juridiction suite au licenciement des personnels.
Mais, selon vous, c'est le signe d'un système industriel qui vit ces dernières heures ou celui d'une mutation, d'un remplacement par autre chose ?
On est dans une mutation. On voit aujourd'hui de nouvelles entreprises de recherche, de nouvelles technologies qui s'implantent. Mais du point de vue de l'activité prud'homale, le service à la personne et le commerce, de façon générale, prennent une place importante. Ce sont les activités... (il hésite) tierces qui prennent le plus. On a de plus en plus d'ambulanciers, de plus en plus de transports, de plus en plus de services aux personnes. Des particuliers employeurs, également, qui viennent plus souvent devant nous.
"Le conseil des prud'hommes reste le dernier rempart, la dernière protection"
Du coup, vous faites face à des salariés qui se sentent sans doute plus solitaires ou isolés qu'auparavant...
Il y a désormais moins d'impact des syndicats. On le sait très bien dans les grandes entreprises, et on le voit encore dans celles qui sont en place - que ce soit la plate-forme chimique de Salindres ou à la SNR - s'il y a du syndicalisme dans l'entreprise, on ne retrouve pas le dossier au conseil des prud'hommes, parce qu'il y a une gestion entre la direction et les syndicats pour que les choses se passent le mieux possible. Le conseil des prud'hommes reste le dernier rempart, la dernière protection. Pour le salarié... comme pour l'entreprise parce qu'on a aussi eu des entreprises qui mettaient un salarié aux pud'hommes. Pourquoi voit-on une hausse des dossiers ? Parce qu'il y a de moins en moins d'emprise des syndicats dans les entreprises, et donc moins de règlements à l'amiable au sein de l'entreprise. Les problématiques arrivent augmentées ici, avec des affaires de harcèlement, de mauvaise conditions au travail, d'inaptitude, etc. Ce sont des problématiques qu'on voyait moins avant. On gérait plutôt des contentieux d'heures supplémentaires, de taux horaire, des choses plus classiques dans une relation contractuelle.
En matière de loi, le bâtonnier évoquait une inflation législative, ce qui oblige les conseillers prud'homaux à s'adapter en permanence. Globalement, avez-vous assisté à une augmentation des droits des salariés, des entreprises, ou à un équilibre entre les deux ?
Ce n'est pas comme ça que je l'ai perçu. Mais la loi travail - puisque c'est celle qui m'a le plus marqué - a été un vrai attaque contre la prud'homie. Ce n'est pas en termes de droits, intrinsèquement, que certains auraient gagné ou perdu. C'est plutôt en matière de protection, de façon générale : comment on considère la relation de travail entre un salarié et un employeur ? Aujourd'hui, force est de constater - et le bâtonnier l'a très bien rappelé lors de l'audience solennelle - que l'État continue ce travail de sape à l'endroit de la prud'homie, comme si c'était un enjeu social. Les organisations patronales avaient fait le forcing pour appliquer un barême aux activités prud'homales, pour être rassurés, soi-disant, et développer leur activité. On voit que ça n'a aucun impact sur ce point. Et puis, si une entreprise veut être sereine, il suffit qu'elle respecte la loi. Une juridiction comme la nôtre, c'est très peu de taux d'appel. Donc, les parties, quand on rend un jugement, estiment que celui-ci est équilibré. L'État - notamment le président de la République, avec sa loi travail - a oublié quelque chose, notamment en "barêmisant" les indemnités prud'homales : derrière un salarié, il n'y a pas un numéro, mais une vie. Et quand il se fait licencier, au bout de trente ans d'entreprise, de manière injustifiée par un employeur, c'est une vie qui s'effondre. Quelqu'un qui, à 50, 55 ou 60 ans, perd son emploi, aura énormément de mal à en retrouver.
"L'évolution qui me choque le plus, c'est le manque de moyens de la justice"
Cette réduction de vos compétences s'accompagne-t-elle d'une réduction des moyens ?
L'évolution qui me choque le plus, c'est le manque de moyens de la justice. Il y a un vrai problème de fond. Dans nos locaux, on le voit. On n'en est pas encore, comme chez nos collègues de Nîmes, à chercher des stylos, mais on voit la baisse des moyens. On mutualise des salles, on a dû se rencontrer aussi pour mutualiser nos moyens. Mon personnel de greffe est mutualisé avec le tribunal judiciaire. Beaucoup de nouveaux conseillers prud'homaux viennent d'arriver. S'ils n'ont pas l'accompagnement du personnel de greffes, ce sera très compliqué pour eux. Je crains, au final, la disparition, qu'on gère les prud'hommes comme un tribunal civil lambda, comme une infraction au code de la route, où salariés et patrons se présenteront pour se voir affectées des amendes sans écouter les dossiers. L'oralité des débats est notre spécificité, elle permet de donner l'avis du salarié et de l'entreprise.
Justice
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